Au lieu du pre­mier incendie, c’est là que com­mence Sous votre nom d’Es­ther Teller­mann, paru chez Flam­mar­i­on en sep­tem­bre 2015. Paysages de basaltes, de ryo­lites, de failles, de mon­tagnes comme de crevass­es, de pier­res pro­jetées , de char­bons et d’in­cendie tout com­mence par une érup­tion « à la lim­ite de l’âme ». Une érup­tion mon­strueuse. Temps de pluies de colère et d’in­quié­tude, temps de houles soufrées et de laves, temps d’en­fance asséchées, temps de boue et de pluies, de ces « mass­es d’or­age » qui nous tombent dessus : « je sais je désir­ais / l’in­quié­tude ». Car c’est de l’in­quié­tude sem­ble dire la poète, de l’in­cendie et de la brûlure que se nour­rit la con­di­tion de la parole poé­tique. Et peut-être le poème. 

 

L’af­fût

Alors nous voilà invités à l’af­fût. L’af­fût c’est ce mot qui définit sans doute de manière assez juste ce que doit être l’at­ti­tude d’at­tente du lecteur face à un nou­veau livre, un nou­veau poème d’Es­ther Teller­mann. « Allions de / puits en puits / voulions trou­ver les couronnes dans / les orgues de char­bon / un chant / très loin ». Ce chant très loin c’est celui pour et vers lequel on choisit de se met­tre en marche à tra­vers ce très long poème divisé en trois par­ties et qui va nous con­duire dans des paysages démul­ti­pliés et super­posés : paysages végé­taux, minéraux ; au bord ou au cen­tre, alter­na­tive­ment d’un mys­tère qui à la fois est don­né comme presque sai­siss­able et à la fois tou­jours nous échappe. Ce paysage est à la fois très réel dans la pré­ci­sion chirur­gi­cale des ter­mes tech­niques et des mots rares, et, comme on le sait chez Teller­mann, mythique. Le bord et le cen­tre, ce sont en effet ceux d’une vaste nécro­p­ole, d’une « ville brûlée » dont on ne sait où elle se situe (à moins qu’on ne le sache que trop bien). « Sépul­tures » « tombes à cor­ri­dors » dans lesquelles on marche à qua­tre pattes ou on rampe, au milieu de tun­nels orne­men­tés de motifs et ori­en­tés vers le soleil lev­ant. C’est donc bien d’un voy­age dont il s’ag­it dans Sous notre nom ; une marche, une errance peut-être ou en tout cas une tra­ver­sée vers on ne sait qui. Vers on ne sait où. Une marche intérieure puisqu’il s’ag­it d’at­tein­dre comme elle le dit à la page 41 « la chose der­rière les yeux ». Néces­saire marche, impératif exode quand il s’ag­it, de « cou­vrir notre dis­pari­tion ». Cette dis­pari­tion c’est celle de l’Homme, de « l’homme qui n’est plus qu’un reste de l’homme ». « L’homme réduit à sa ques­tion » comme Esther Teller­mann l’écrit un peu plus loin. Il s’ag­it donc de nous inviter de manière obsé­dante, inquié­tante, de nous inviter à enten­dre là où il se fait enten­dre, au fort du silence le « froisse­ment » du sens, le froisse­ment de ce qui pour­rait être encore le sens. Le sens chez Esther Teller­mann, on le devine, plus qu’on ne le com­prend. On le devine d’abord parce que le poème est scan­dé de nom­bres : le huitième, le cinquième, le sep­tième jour ; les « trois univers » ; les « trois fois cinq îles loin­taines » ; Tout cela con­stitue comme autant de repères lon­gi­tu­din­aux qui don­nent à se situer sans se situer. Ils dessi­nent comme un por­tu­lan men­tal. Rajou­tons cela : l’év­i­dence, tient à ce que voilà un poème clas­sique et tra­di­tion­nel même dont le titre  Sous votre nom , dit bien que la con­duite de cette aven­ture se fait vers le Bas. Sous le signe de l’Autre. Mieux encore, à deux, dans l’in­can­ta­tion à l’é­tranger qui est aus­si le très proche, et qui forme ou façonne dans le poème la présence famil­ière et intime d’un cou­ple qui se par­le. Le recueil, ou le poème plutôt, démarre avec le Je qui s’adresse à un Tu. Nous y reviendrons.

 

Un chemin.

Ce Je inqui­et s’in­ter­roge donc. Et ses ques­tions « qui saura / la face dou­ble / du noir ? » met­tent en route le lecteur. « Qui saura ? » « Avions-nous assez foré ? » « Quoi par­le en deçà ? » Nous voilà donc en chemin, un chemin qui nous con­duit vers un monde pro­fond et d ‘épais­seur revendiquée à la fois très fam­i­li­er car fidèle aux paysages intérieurs et rêvés qu’on retrou­ve dans l’œuvre d’Es­ther Teller­mann depuis ses débuts, mais aus­si étrange et un peu inquié­tant. Paysage de mots dont l’in­con­gruité tech­nique et sci­en­tifique dans le corps créé du texte poé­tique n’est qu’ap­par­ente puisque cha­cun de ces mots, par­fois rares ouvre des images puis­santes, des souf­fles et des odeurs autour desquels les voix dif­férentes du poème (ce « je » ces « tu », ce « nous » ou l’a­pos­tro­phe à un « vous » sonore) vire­voltent et dia­loguent. « Oxyrie », « sépales », « abra­sion », « jam­bages », « tuf », « ponces » , « obsi­di­ennes », les lex­iques de la botanique, de la géolo­gie et de la typogra­phie se mêlent savam­ment pour chercher à « retenir dans / le vent / les con­cré­tions / de la parole ». Des noms de plantes et de fleurs vien­nent ani­mer, col­or­er, ryth­mer ce paysage de déso­la­tion et de chaos pre­mier comme « églan­tine », « pivoine », « ronces », « mouss­es », « ané­mones », « pavot », « herbes liss­es ». Nous voici donc plonger dans un monde à la fois du très large et de l’in­fime : la « nervure » de la feuille, « l’arc » ou la faille de la pierre et du socle, la « couronne » de la fleur, nous font entr­er par l’ourlet ou le pli à l’in­térieur. A l’in­térieur d’on ne sait quoi, mais oui, à l’in­térieur. Voici que nous nous sur­prenons à chercher avec elle, que nous cher­chons son nom, le nom de celle ou celui qu’elle appelle « le Troisième ». Il s’ag­it ain­si pour nous, comme elle l’écrit à la page 33, de « [tra­vers­er] l’épreuve / de la forme/ [pour essaimer] / l’his­toire / dans les cen­dres / neuves. » Nous sommes effec­tive­ment à l’af­fût dans cette marche à tra­vers les trois par­ties à parts égales qu’est le poème ; en quête, cette quête désir­ante d’abord sans doute, je le for­mulerai ain­si, d’une épais­seur à saisir. Cette épais­seur à saisir, c’est le désir pri­mor­dial, dans Sous votre nom, d’une Face, d’un vis­age, mais aus­si d’un corps. Et sin­gulière­ment d’un corps à écrire. Un instant, une syl­labe, un geste per­me­t­tent d’ou­vrir, et surtout de main­tenir ouverte, la faille, la lèvre, la bouche d’où écrire à l’é­coute des voix du passé, du « chant premier ». 

 

Le corps

Le corps est ce tou­jours là chez Esther Teller­mann. C’est très naturelle­ment que nous le retrou­vons sans cesse ; par ses par­ties nom­mées, décrites. Ses gestes et ses déplace­ments amoureux. Ses érup­tions et ses naufrages. Corps partagé, du vis à vis, du face à face. D’une manière peut-être plus évi­dente ici que dans d’autres recueil de Teller­mann, les dimen­sions orphique et lyrique sont affir­mées. Il y a très net­te­ment un cou­ple qui est fait du corps de l’aimé, la « gorge », « les épaules », « les ais­selles », « le cœur » ; un cou­ple qui est fait et vit de ses mou­ve­ments, de l’étreinte, de la « soif » : des verbes comme « entr­er », « sceller » , « façon­ner » rythme le poème. « Avec toi j’in­ven­tais les lieux où corps se firent monde ». Ce cou­ple, il s’ag­it d’y rede­venir (« rede­venir en toi »). Il offre à nous éveiller au dou­ble monde du dedans et du dessous. Ain­si Esther Teller­mann écrit à la page 153 « Nous nous étions / par­cou­rus / l’un l’autre / en nos paumes / par­lions de neige et / de souf­fles / et com­ment s’al­lume / une cham­bre ». L’autre, c’est donc simul­tané­ment et para­doxale­ment l’é­tranger, celui que l’on va étrein­dre celui qui par son étrangeté et sa prox­im­ité va ouvrir des « pas­sages » à franchir, va inven­ter une « aube » nou­velle, va offrir « d’autres sen­teurs », « d’autres tis­sus qui luisent », « d’autres airs que chante le vivant. » Cette promesse, car il s’ag­it véri­ta­ble­ment d’une promesse, n’est pas une déser­tion du réel. Elle est véri­ta­ble­ment une ren­con­tre et dans la ren­con­tre se for­mule l’idée , la cer­ti­tude que nous sommes nés pour « ne jamais cess­er de naître ». Rap­pelons ici la lueur d’in­cendie et de destruc­tion sur laque­lle s ‘ouvre le poème. L’érup­tion du Désir comme de la destruc­tion : jouir, détru­ire, la parole, le silence, l’im­mo­bil­ité le voy­age, le vivant, la mort, le poème est vivant de ces dialec­tiques qui font enten­dre l’in­sta­bil­ité et la fragilité d’où il est plus beau encore de par­ler. Ces antin­o­mies ne relèvent pas d’une hési­ta­tion mais bien d’une respiration. 

 

Épais­seur

Corps dont l’é­pais­seur tan­gi­ble est don­née bru­tale­ment à saisir pour le lecteur. Corps dont l’é­pais­seur est le seul désert , le seul chemin vers le chant et le pro­fond. La faille, le bord, l’ourlet, l’à-pic, tous ouverts par la ren­con­tre de l’autre, son geste de vivant, sa parole, (même morte puisque tel est aus­si le pou­voir de la Parole) sont autant de mots, d’im­ages du seul lieu où asseoir son chant pour faire naître le « réc­it nou­veau ». Si le poème s’ou­vre sur l’in­cendie du buis­son ardent, la source, le puits voilà ce qui est l’ob­jet de la recherche plus loin dans la lec­ture. Une source, qui comme au désert, est sou­vent invis­i­ble, cachée. Une source, qui comme au désert, ne se laisse pas devin­er. Mais une source qui est présente sans doute pré­cisé­ment dans la faille, dans la déchirure. Là quelque chose tout à coup se défait, s’in­verse et se déploie. 

Alors, oui, la marche est bien une marche d’in­quié­tude puisqu’il s’ag­it d’une marche d’abord qui tourne sur elle-même, explore, et revient sur les mêmes lieux. Dans le poème l’im­age du cer­cle est très présente, le cer­cle qu’il faut rem­plir, le cer­cle qui con­tient (« les forêts de gran­it ») ou le cer­cle qui accuse le vide, l’abîme, l’ab­sence. Le cer­cle vers lequel on essaie d’a­vancer dans le ver­tige, une forme de joie sauvage. Ce ver­tige, cette faille, cette source, c’est bien évidem­ment puisqu’il s’ag­it ici de poème et de poésie (et même,il faut le dire de la plus haute), celui de la parole, du dire. Un dire qui est ouvert à un « chant pre­mier », dans lequel « chaque jour peut recom­mencer ». Ce « chant pre­mier » est disponible dans la rela­tion à l’autre quand elle est parole. C’est par le dia­logue dans le temps avec l’autre que ce chant peut s’éprou­ver. Et petit à petit advenir.

 

Par­ler en impasse

Dans ce monde il faut faire l’épreuve de l’a­ban­don, du silence et de la nuit. Cette épreuve passe par une autre parole, celle qui est définie joli­ment par la for­mule « nous par­lions en impasse pour qu’à la fin soyons à côté d’Elle dans l’ob­scur ». Revenons au titre du poème. L’ou­ver­ture sur cette pré­po­si­tion « sous » donne à enten­dre la descente orphique vers un cen­tre qui n’est peut-être pas les Enfers, puisque ce cen­tre fait quit­ter une sur­face de failles, de laves , de brûlures, d’in­cendies, de bru­tal­ité pour une intéri­or­ité, une pro­fondeur qui est celle du cœur de la fleur, de la lèvre qui reste ouverte. Celle du coeur du fruit. Et dans cette pro­fondeur, qui est un autre mot pour « épais­seur », à la marge, dans l’om­bre, quelque chose se met à écrire ou à pro­pos­er un alpha­bet. Un nou­v­el « alpha­bet ». Au fond de cette nuit intérieure, para­doxale­ment on trou­ve « le soleil », peut-être aus­si même, rêvée, « la trans­parence ». En tout cas l’e­spoir de cette per­le, sous la cen­dre, à affouiller vers l’in­térieur. Alors avec ce « je » ce « tu », ce « vous », ce « nous », cette énon­ci­a­tion déroutante, le lecteur est invité à s’u­nir, dans cet effort, dans cette ardeur qui vise à démul­ti­pli­er les espaces pour l’emporter vers la « fer­veur », vers un sur­croît, vers une vérité qu est celle du chant, qui est celle de l’étreinte. Étreinte du corps réel, pal­pa­ble de l’autre, étreinte aus­si de l’im­pal­pa­ble, « du vol de l’oiseau » : « j’étreig­nis le vol / nuage très haut et la buée ». il y a donc à la fois tou­jours un échec mais aus­si la cer­ti­tude que le chemin n’est pas vain, que l’hori­zon dont on s’ap­proche mais qui s’éloigne sans cesse n’épuise pas notre désir. Et que le soleil peut tout à coup faire effon­dr­er sous nous les cer­ti­tudes et ouvrir la faille qui donne accès à l’aube. Le monde, le « seuil » à franchir pour les mon­des du dessous.

 

Le bruisse­ment

Nous sommes invités à aller à la ren­con­tre, dans le bruisse­ment de cette parole qui est celle d’Es­ther Teller­mann. Cette parole ne saurait nous offrir un abri. Elle est plutôt comme une « épine » qui ren­tre dans la chair, qui inter­dit à la blessure de se refer­mer et qui offre d’écrire, de vivre et de par­ler dans la brûlure. C’est dans cet échange qui est une marche vers l’autre, une avancée, que le lecteur comme le poète trou­ve peut-être ce bord où il pour­ra dire l’ou­ver­ture. Cette ouver­ture au dessus de laque­lle nous sommes invités à nous pencher pour aller puis­er à la « source ». Il y a bien évide­ment le rêve, le corps, la parole du Livre, de l’o­r­a­cle, des légen­des et des guer­res, de l’aimée. Cette parole mul­ti­pliée revient au moment de soli­tude, de la souf­france comme un refrain, comme un via­tique pour con­tin­uer le voy­age vers les « cinq îles loin­taines », à la fois plus haut et plus pro­fond. Il s’ag­it de pren­dre le souf­fle qui est « au cen­tre du nom » pour réin­ven­ter le cen­tre de tous les noms. C’est ain­si que le poème cherche et avoue chercher à « com­pos­er / des musiques / qui par­don­nent ». cette parole, elle n’est pas défini­tive, elle n’est pas figée. Elle n’est pas une alliance. Cette parole c’est peut-être juste « une écume » ; mais elle est une res­pi­ra­tion. Et dans cette res­pi­ra­tion « l’autre ver­sant » se donne à chercher et par­fois même sur­git. A tra­vers tout ce qui bruit, « se dis­sipe », « part dans le vent », « se con­sume », mal­gré tout, cela reste, entre les mots, de pages en pages, une mor­sure, une ligne dess­inée sur des « mains peintes » à la page 208, une « empreinte ». Dieu sait si le mot revient sou­vent. Des « faces peintes », des « mains dess­inées », cette empreinte, cette « mor­sure », ces signes et sym­bol­es est-ce une garantie suff­isante de ne pas être effacé dans la pluie, le mou­ve­ment, l’eau ? Dans tout ce qui part et fuit dans la durée comme dans l’im­per­ma­nence? Ces sym­bol­es-là ense­men­cent le poème ; par eux nous est demandé, une fois le livre refer­mé, d’in­ven­ter « un lieu / nav­i­ga­ble / peu­plé d’his­toires / et de fruits / de corps ouverts / et de tis­sus».

 

Ain­si la poésie d’Es­ther Teller­mann est une poésie de l’empreinte et de la caresse. Une poésie qui se retire au moment même où elle s’of­fre à nous, pré­cisé­ment comme la vie. Ou comme on dit que Dieu s’est retiré pour laiss­er la créa­ture et la créa­tion exis­ter. Dans le mou­ve­ment brusque de ce « tout à coup » qui se retire plutôt qu’il ne jail­lit peut se don­ner à voir et à vivre cette « nuit intérieure qui nous éveille».

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