Un mode d’écriture et une philoso­phie existentiels :

 

Poète états-unien d’origine irlandaise, Eamon Gren­nan est né à Dublin en 1941. Il a com­mencé ses études uni­ver­si­taires de lit­téra­ture à l’University Col­lege de Dublin, pour les ter­min­er à Har­vard, avec une thèse sur la représen­ta­tion lit­téraire dans le théâtre de Shake­speare. De 1974 à 2004, il a enseigné la cul­ture irlandaise à l’université de Vas­sar (état de New York), et a con­tin­ué par la suite à enseign­er dans dif­férentes uni­ver­sités et à don­ner des con­férences. Egale­ment essay­iste et tra­duc­teur (de l’italien surtout), il a pub­lié plus d’une ving­taine d’ouvrages, par­mi lesquels la tra­duc­trice et uni­ver­si­taire bor­de­laise Michèle Duc­los a choisi de présen­ter une sélec­tion de poèmes extraits de recueils parus entre 1998 et 2008.

Eamon Gren­nan, explique Michèle Duc­los dans une intro­duc­tion aus­si pré­cise qu’éclairante, a subi un choc en décou­vrant la poésie de son pays d’adoption. Lisant notam­ment Gary Sny­der, William Car­los Williams ou Gal­way Kin­nell, il a pris con­science que le poésie pou­vait par­ler de tout, des réal­ités les plus proches aux con­sid­éra­tions spir­ituelles les plus fines. Et tout cela sur un ton familier.

C’est ain­si qu’il a opté pour l’observation et le com­men­taire de faits et gestes quo­ti­di­ens, assor­tis d’une réflex­ion libre sur les êtres et leur des­tinée. Capa­ble d’une écri­t­ure à plat rap­pelant des œuvres de Gau­guin ou Matisse, il éla­bore tout aus­si bien des atmo­sphères d’une grande com­plex­ité ren­voy­ant à d’autres pein­tres qu’il admire, tels Chardin, Bon­nard ou Mon­et. Car son regard quo­ti­di­en sur le réel tient pour beau­coup du rêve éveil­lé, où l’intérêt de la chose observée est étroite­ment lié à la réflex­ion que l’on peut men­er sur elle : un regard pré­cis d’entomologiste dou­blé d’une pen­sée atten­tive au sens des choses. Le poème « Pause », par exem­ple, immo­bilise un instant de la journée pour mieux rac­corder une sit­u­a­tion physique bien pré­cise, celle du retour de l’école dans l’après-midi, avec un sen­ti­ment de pléni­tude humaine :

 

The weird con­tain­ing still­ness of the neighbourhood
just before the school bus brings the neigh­bour­hood kids
home in the mid­dle of the cold after­noon: a moment
of pure wait­ing, antic­i­pa­tion, before the out­break of anything,
when every­thing seems just, seems jus­ti­fied just hanging
in the wings, about to hap­pen, and in your mind you see
the flash­ing lights flare amber to scar­let, and your daughter
in her blue jack­et and white-fringed sap­phire hat
step gin­ger­ly clown and out into our world again (…)

 

Le silence étrange et tran­quille du voisinage
juste avant que le bus sco­laire ramène les gamins
à la mai­son dans le milieu du froid de l’après-midi: moment
d’at­tente pure, d’an­tic­i­pa­tion, avant que rien se manifeste,
quand tout sem­ble juste, sem­ble jus­ti­fié, sim­ple­ment en latence
dans les couliss­es, sur le point de se pro­duire, et en esprit tu vois
l’é­clat des lumières qui passent de l’am­bre au rouge, et ta fille
en veste bleue et cha­peau saphir frangé de blanc
descen­dre prudem­ment et ren­tr­er dans notre monde (…)

 

On songe ici, par­mi les poètes états-uniens de sa généra­tion qu’il admire, à Gal­way Kin­nell, dont les longs poèmes descrip­tifs exer­cent sur le lecteur un étrange mag­nétisme, une impres­sion d’être dans les choses, d’« Être là », pour repren­dre le titre don­né par l’auteur et la tra­duc­trice à cette sélec­tion de poèmes. Gren­nan n’en pré­tend pas pour autant tenir le dernier mot sur le mys­tère des choses. Fidèle à une cul­ture anglo-sax­onne à la fois empiriste et scep­tique, il tient au con­traire à mar­quer les lim­ites entre une intim­ité réelle avec les êtres et la pos­si­bil­ité d’expliquer leur présence dans l’univers. Il exprime cette réserve, ou peut-être cette sagesse, à tra­vers « Ergo What / Ergo Quoi ? », un poème écrit sur la tombe de Descartes, où, après avoir évo­qué le Cog­i­to, il con­clut prudemment :

(…)

so  we can in the end

do no more than
pro­pose mystery
as no more than
the way things are

and are seen from this
shift­ing penin­su­la, this
head­land we have
to stand on, look­ing out.

(…)

si bien qu’à la fin nous ne pouvons

faire plus
qu’envisager le mystère
comme pas plus que
les choses comme elles sont

et sont vues de cette 
pénin­sule errante,
ce cap où nous devons nous tenir,
con­tem­plant.

 

Cette pen­sée réma­nente dans l’univers d’Eamon Gren­nan pour­rait débouch­er sur un pes­simisme asséchant, voire amer. Or elle se trou­ve au con­traire à la base du lyrisme. La poésie de Gren­nan aime le monde, jusque sous ses formes les plus mod­estes. Certes, la con­science et le bon­heur de vivre doivent-ils s’accommoder d’une inca­pac­ité orig­inelle à percer le mys­tère de la vie, mais cela fait tout le prix de cette dernière si l’on sait par l’écriture épouser la vie, la faire mon­ter dans le texte. Il y a en effet chez cet auteur une jubi­la­tion de l’écriture à capter le réel dans sa fugac­ité, dans sa diver­sité, dans sa méta­mor­phose permanente.

On retrou­ve d’ailleurs cette jubi­la­tion dans la tra­duc­tion de Michèle Duc­los. Celle-ci y déploie une langue lyrique, ample, digne d’être lue pour elle-même : une langue qui ne se sent pas tenue de trans­pos­er toutes les sub­til­ités de l’original, mais dont le souf­fle réus­sit à ren­dre l’émotion de ce dernier, une langue à la fois habitée et hab­it­able, sem­blable en cela à celle du poète irlando-américain.

Finale­ment, tout en s’en ten­ant à la descrip­tion du monde et au com­men­taire sur celui-ci, tout en s’abstenant de porter sur elle-même un regard extérieur, de chercher à se définir en ter­mes abstraits, c’est à une philoso­phie exis­ten­tielle que con­duit la poésie d’Eamon Gren­nan. Une philoso­phie au sein de laque­lle tous les êtres ont leur place, leur inten­sité et leur jus­ti­fi­ca­tion, mais où la con­science de cha­cun reste lim­itée à l’univers qui est le sien.  On l’a vu ci-dessus à pro­pos des hommes avec le poème « Ergo What? », on le revoit à pro­pos de l’ensemble de vivants, plantes, ani­maux et hommes avec le poème « Sit­ter, Ren­vyle / Assis au soleil, Renville », écrit au Con­nemara sur la côte irlandaise.  Sym­bol­ique­ment, à tra­vers l’énumération de fleurs sauvages et le pas­sage d’une mul­ti­tude d’oiseaux dif­férents au sein d’un cimetière antique, ce sont toute la nature et toute l’histoire humaine qui se trou­vent con­vo­quées dans un même poème. Et, sous le dou­ble effet d’une obser­va­tion atten­tive et d’une lucid­ité assumée, l’écriture prend la forme d’un hédon­isme bienveillant.

 (…) Sit­ting like this, I know the shade of the east-fac­ing cottage
will find me soon with its chill
and ush­er me out
into the domain of dig­i­tal­is, cuck­ooflower, scabi­ous, vetch,
out into the blue-roofed king­dom of larks
that elec­tri­fy the air and stand on the wind – artists
of their own furi­ous, musi­cal repose. Out there,
in and out of the ancient pas­sage grave
and between its state­ly great upend­ed stones
fly stonechat and star­ling, wheatear and blackbird,
rose-chest­ed lin­net, chaffinch, wren in and out
of the bur­ial court of great men in their time, these live birds
who know noth­ing of the space we share
but what their beaks and airy bones tell them,
and their lit quick­sil­ver eyes.

 

(…) Assis ain­si, je sais que l’ombre du cot­tage tourné vers l’est
va bien­tôt m’at­tein­dre avec sa fraîcheur
et me con­duire dans le domaine des dig­i­tales, des coucous,
des sca­bieuses, des vesces,
et dans le roy­aume au toit bleu des alouettes
qui élec­trisent l’air et se dressent sur le vent – artistes
de leur repos musi­cal et furieux. Dehors,
tra­ver­sant l’antique dolmen
et entre ces grandes pier­res dressées majestueuses
volent des tra­que­ts et des san­son­nets, des culs-blancs et des merles,
des linottes à la gorge rose, des bou­vreuils, des roitelets, qui traversent
la cour funéraire d’hommes grands en leur temps, oiseaux vivants
qui ne savent rien de l’e­space que nous partageons
rien que ce que leur bec et leur ossa­t­ure aéri­enne leur disent,
et leurs yeux bril­lants, vif argent.

 

 

 

image_pdfimage_print