Les Gueules noires [1] de la poésie ou le Verbe à contre-jour…..

                     (Eloge cri­tique des assail­lants de l’ombre)

 « Au milieu des chapelles lit­téraires entre­tuées se dresse un block­haus. Et c’est un rude exem­ple que voilà. A la fois tombeau du galérien, béton noir d’avant-poste décapité de sa butte, bunker spec­tral d’une fac­tion debout dans le morti­er éven­tré de sa place à tenir ; dernier asile d’éclat ten­du aux regards cuits, ce block­haus-là a la gueule à feu d’une meur­trière invin­ci­ble »  [2]

     Ecrivains bouil­lon­nants de rage et de fièvre, les poètes de Block­haus sont à eux cinq une gamme de lyrismes sin­guliers, une par­ti­tion de voix soulig­nant la force d’un engage­ment sub­jec­tif, ils ne s’appesantissent pas sur ce qui est de l’ordre de l’intime ou du ques­tion­nement, seule leur langue « col­lec­tive » stim­ule des sen­si­bil­ités vol­caniques, leurs poèmes ne s’articulant qu’en impul­sions, impé­tu­osités, rafales et coups de boutoir. Cette écri­t­ure à plusieurs mains est désireuse de tout dire, écumant en son mou­ve­ment la con­vic­tion de ne con­naitre aucune douceur à naitre ici-bas. En revanche, ni lar­moiement, ni jeu de miroirs, ni jérémi­ade ne vien­nent affadir la noirceur col­lec­tive à l’œuvre, bien au con­traire, dans Expéri­ence Block­haus, le lecteur descend dans l’Enténébré, au cœur d’une poésie qui mâche, broie, régur­gite sa sub­stance sans jamais par­venir à s’en sat­is­faire ; dès lors sous la plume vorace, insa­tiable, hor­ri­fique de la Bête à cinq doigts [3], les mots ne se  recro­quevil­lent pas sur eux-mêmes mais s’amplifient en inscrivant le Néant au cen­tre de tout, ten­dant ain­si vers la seule lumière pos­si­ble, celle du deuil. Cepen­dant il n’est pas d’élégie bla­farde, pas de chant mal­adif, pas de tristesse nar­cis­sique dans cet ouvrage, la puis­sance seule d’une douleur cen­drée de désas­tres et de biles donne rai­son à ce recueil de flo­raisons noires, à cette bouche d’ombre ou à ce cri pro­fane qui étreint l’Obscur avec une effroy­able acuité, empoignant en d’incandescentes humeurs noires les faib­less­es du monde : Dans le noir l’homme devient la vig­i­lance même, un cen­tre de per­cep­tion tous azimuts, et son cœur devient le cœur du silence. Il sait alors que lui aus­si marche dans la nuit et qu’il est cette nuit sou­veraine arpen­tant son roy­aume.  [4]

     Dès l’abord, l’univers fam­i­li­er de la Nuit, ce tutoiement peu­plé d’ombres, se nimbe de colère, entre engueu­lades et empoignades ; en effet, les poètes de Block­haus ne désirent que la lumière cré­pus­cu­laire d’un chant âpre, lucide, tumultueux, un chant, dont la pesée du mot, la lib­erté altière de l’expression, donne tout son tran­chant aux lieux vis­ités et naufragés. On assiste alors à un défer­lement, une vague de terre qui engloutit toute référence, nos­tal­gie et con­formisme tant ces poètes de l’Extrême ouvrent des espaces de grandeur, de clameur à la fureur poé­tique sou­vent triv­iale car légitime, regar­dant en toute con­science leur pro­pre sang couler, réin­jec­tant dans leurs phras­es vibrantes, veineuses, vénéneuses quelques vins bru­lants pour sur­vivre  :  Putain d’enflure de soi-dis­ant Vie, giclée auto-nom­mée (…) longue, ta langue aux lècheries de nerfs [5]. C’est pourquoi, leurs voix ne cessent d’être en lutte con­tre une réal­ité insignifi­ante, con­tre la matière et con­tre tout ensom­meille­ment, leur langue s’écrie ain­si par poussées ou par chutes, en lignes brisées, en sac­cades, en des rythmes ver­tig­ineux, présen­tant l’endroit du monde comme en rai­son inverse de son désir. Il est vrai que leur pro­pos con­siste à ren­dre vis­i­ble creux et  boss­es de nos exis­tences, puis comme à bout de nerfs, ouvrir la béance ou la vacuité de notre con­di­tion, ren­dre compte de ce réel au cœur duquel l’humanité suf­foque dans les traque­nards de l’aube : Echos TELESCOPES dans la ville électrisée/ pas se ravalant avalant d’autres pas//(…) bal­bu­tiements lan­gages fous/onomatopées répercutées/sur des bouch­es bâillonnées/dans l’ombre inalphabète/ GRISAILLE HURLANTE.  [6]  En retrou­vant aus­si, par hasard, les élé­ments de la vie au tra­vers de la gri­saille des villes, Block­haus ravive, séance ten­ante, des images sai­sis­santes, ful­gu­rantes et vio­lentes sur un vide effroy­able, celles-ci ne sont en rien la tra­duc­tion d’un trou­ble, elles sont ce trou­ble qui s’impose comme l’expression la plus forte, la plus directe d’une société  pour­rie jusqu’à la moelle. Ain­si, pour ces pro­scrits volon­taires, l’excès devient une dimen­sion ver­ti­cale de l’écriture et de la pen­sée, si on ne crie pas les mots de l’effroi, on reste pris­on­nier des choses sans pou­voir s’en dégager, seule cette parole poé­tique, révoltée, inespérée se déprend de l’illusion d’une appar­te­nance à ce relent apoc­a­lyp­tique inca­pable d’un quel­conque réveil : Mais la terre est loin, la terre veut la mort du cerveau. Ou lui intime un som­meil pro­fond, loque­teux…(…) De la pour­ri­t­ure à l’excavation la devise est : va, et saille tous les trous  [7] ou lit-on encore «  je ne veux pas dormir », puis le rêve éveil­lé / le désert du monde, mon cœur pas à moi qui libère / il n’y a pas de folie comme rem­part / l’errance est totale sous le grince­ment du jour. [8] Chaque mot ne com­mence, de ce fait,  que sur le bord qui l’efface afin que l’air vicié lâche prise et que l’Obscurité reprenne ses droits. Les bris d’ombre poé­tiques vac­il­lent dans une mémoire uni­verselle qui pour­rait bien être l’autre nom de la souf­france, d’ailleurs, pour respir­er,  en quête d’Oxygène , il faut accepter de quit­ter le mode arti­fi­ciel des humains, il faut devenir ces hommes-minéraux, aban­don­nés à des­sein dans un paysage lourd et bas, il faut faire bloc afin d’entendre des nou­velles du ven­tre de la terre aus­si pro­fond que l’immensité de la mort et don­ner l’impression de n’avoir jamais com­mencé d’être par­mi nous :  ce ver­tige d’un corps lancé dans la saoulerie des / matières et qui s’écroule dans l’abîme de son / orig­ine… [9].

      « Il est (donc)malaisé, mais ô com­bi­en revig­o­rant (…) de s’approcher de ce cratère sans nom  et de décou­vrir une poésie dont l’essentiel est de saign­er les inven­tions sup­pli­ciées de l’abime.(…).Jamais un groupe d’individus aus­si dis­per­sés dans l’espace et ne com­mu­ni­quant que par quelques let­tres échangées (…) n’aura ten­té avec une force de per­cus­sion équiv­a­lente, de faire face col­lec­tive­ment à ce qui ne peut être perçu que comme l’air du temps » [10], ce con­tre-temps clan­des­tin, dont par­le avec brio Chris­t­ian Dufour­quet, émerge inlass­able­ment au milieu des mots révul­sés, là où s’impose une Peau d’ombre comme une véri­ta­ble expéri­ence de dépos­ses­sion d’un corps, lequel prend égale­ment racine dans la chair bafouée, enragée, naufragée, une chair infer­nale, éro­tique de la mort, une chair d’ossements et de reliques, des chairs, in fine, plus somptueuse­ment dés­espérées les unes que les autres. Tout le livre est de la sorte une sub­lime syn­cope à laque­lle on reste har­pon­né parce que les poètes de l’Expérience  élar­gis­sent leur déver­soir jusqu’à la nausée, que notre œil reste accroché à ce trou noir et à cet univers démi­urgique d’ironies abimées :  c’est l’éternel gar­gouil­lis /Au fond de la gorge un bruit de faux-  [11] ;  parce qu’ils for­cent le jeu, parce qu’il savent ce qu’il font, que le par­don n’est pas souhaité, qu’il est, de sur­croit, pos­si­ble de regarder leur corps par­tir en morceaux sans le moin­dre épanche­ment, et même jusqu’au point d’étranglement, on reste partagé entre rire jaune et effroi face à cette langue toute de cris et d’exigences qui n’a de cesse de martel­er la dis­tance néces­saire. Alors même que la vision appa­rait comme out­ran­cière, dans ces corps « sur-exposés », Block­haus parvient à nous  fait voir, au tra­vers de ces tis­sus dés­in­car­nés, le Ter­ri­ble qui est  le seul com­mence­ment du vrai : VIDES les régions du cœur / dans la pâleur immac­ulée /(…) /une sorte de tour­nis / Le cumul des ver­tiges / sur des faces en haleine/ où le souf­fle bat.[12] On étouffe désor­mais avec eux dans les bornes de sa chair, on se retrou­ve à l’étroit dans notre être, enter­ré vivant dans un monde glacé de con­ven­tions et d’absurdités. Quand Dieu parait s’absenter, qu’une société informe, servile vous demande de faire silence, il con­vient en un geste tel­lurique de se rac­crocher à quelque chose, même au cœur du Rien, sans doute à cet amas de chair et d’os qui con­stitue l’homme mal­gré lui. Les humeurs de ce corps, ces secré­tions var­iées, ce trop-plein de laideur ne deman­dent plus qu’à s’évacuer, la parole devient en ce sens bruit organique, spasme et raclement qui aboutis­sent au cri ultime de la Poésie :  IL Y A UNE MORT DANS LA MORT : COMME IL Y A DES YEUX QUI S’HABITUENT / A LA NUIT… [13] .

    Par, avec et en ce corps pesant et inex­is­tant à la fois, les cinq poètes se pro­jet­tent au cen­tre de leurs préoc­cu­pa­tions qui ren­voient à la néga­tion appar­ente d’une human­ité, l’univers des images, des col­lages de Françoise Duvivi­er s’inscrit donc comme un corps « preuve-épreuve », resti­tu­ant les gestes venus se tor­dre en gri­maçant sur l’écran du poème. Cepen­dant, les pro­liféra­tions vis­cérales et « ogresques » des chairs désertées, des corps sup­pli­ciés finis­sent, mal­gré la puan­teur des caveaux où sont déjà alités les squelettes de cette terre, par nous faire sen­tir l’odeur d’une pos­si­ble chair fraiche : Carne que je déchire / Chair noire et bleue / bois mort du men­tal.  /La Mer­veilleuse, celle qui tran­cha l’ombilic avec ses talons: / chercher un vis­age dans les rues insoupçon­nées. / Voile polaire / dont la lumi­nosité irradie les Etres.[14]  C’est égale­ment dans ces mêmes chairs que sont gravées humil­i­a­tions et dés­espérances : en com­pres­sant les corps, on voit jail­lir les méfaits de la société et l’image omniprésente de notre mort. Ces his­toires de corps, fussent-elles macabres, appa­rais­sent à la fois, dis­crète­ment, comme des signes de vie, un mys­tère incar­né, décharné et, essen­tielle­ment, comme une obses­sion à dire com­bi­en l’homme est dépassé par son exis­tence, ce qui entraine angoisse, ennui, délire et folie. [15]  Voilà pourquoi le corps n’en finit pas de mal fonc­tion­ner, il est enracin­e­ment dans la con­tin­gence, englue­ment dans la matière qui a  tou­jours le dernier mot et ruine les aspi­ra­tions de l’esprit.

      En somme, l’Humain erre dans un univers effrayant tra­ver­sé de forces brutes, il y a du trag­ique à ne pas être «  un /son » corps, mais des traits autour d’un trou noir con­cen­trique de douleur, un trag­ique où cha­cun se retrou­ve muré dans un rôle sans auteur, et dont la seule expres­sion reste celle de pul­sions, puis des colères.    Dénonçant «le serf-arbi­tre » de l’homme, Block­haus rejoint le vis­age d’une folie annon­cée de la mort, au moins celui de la folie foudroy­ante de l’effondrement du monde. Et même si l’on perçoit un accord min­i­mal, « tant que je résiste je vis », même si la révolte se sou­tient tout au long de poèmes, même si on peut enten­dre un écho superbe à la haine, une faible espérance dans ce corps qui plie, qui ne cherche ni le bon­heur ni ne le fuit, les poètes-rebelles atten­dent l’ouragan comme si la paix  était en lui [16]. Alors ils écrivent, acharnés et véhé­ments, pour faire face au Néant, en appel­lent ensuite à la mort, creusent, fouil­lent, remon­tent tou­jours à la sur­face ce qui vit sous l’angoisse des choses, sous le flot des apparences, sous l’ingratitude du réel, un réel qu’ils dénudent et pul­vérisent, de manière hal­lu­ci­na­toire : Creux, crou, souf­fle, attise la guerre, la hache, l’épieu ! S’il n’y a pas d’outil, avec les dents, les becs, les nerfs, les ser­res empoi­son­nées ! Fini­ra bien la guerre par céder, sous le boutoir des enfoutraces, des morts-vivants qui se tré­passent et des squelettes multifaces.[17]  D’où un cli­mat men­tal de vio­lence, un livre qui relève autant de la dis­so­nance que de la déchirure, une poésie guer­rière sil­lon­née d’entailles et d’entrailles, une œuvre dont le chant frater­nel pos­sède la beauté lumineuse et trag­ique  des com­bats per­dus d’avance.

 


[1] Noms des cinq poètes d’Expéri­ence Block­haus : Bad­er, Espil, Gal­do, Guib­ert, Manyach.

[2] Extrait « Le Dernier Block­haus », Nico­las Rozi­er, pré­face à Expéri­ence Block­haus, L’arachnoïde, p 5.

Avant-pro­pos admirable à l’ouvrage Expéri­ence Block­haus qui mérit­erait d’être cité in exten­so tant ce texte, pro­fond et vrai, rend un vibrant hom­mage à la démarche « col­lec­tive » de ces cinq poètes, et ce, à tra­vers une écri­t­ure d’une péné­trante har­monie. Mer­ci Nico­las de m’avoir ain­si ouvert la voie avec une telle acuité….

[3] Référence au film de Robert Flo­rey, 1946….ou l’histoire fan­tas­tique d’une main artis­tique autonome…et assas­sine !

[4] Fran­cis Guib­ert,  p58, Expéri­ence Block­haus,  L’arachnoïde, 2011

[5] Jean-Pierre Espil,  in « Chiens cramés d’éternel », p 67, ID.

[6] Lucien-Huno Bad­er,  pp72/73,  in « démesure », ID.

[7] J‑P Espil, pp 78/79, in « L’enterrement du cerveau », ID.

[8] F. Guib­ert, p 26, in « Fins de cycles », ID.

[9] José Gal­do, p23, in « Le néant et l’anéantissement », ID

[10] Chris­t­ian Dufour­quet, extraits d’une cri­tique sur Expéri­ence Block­haus, La Quin­zaine Lit­téraire, mars 2012.

[11] L‑H Bad­er, p32, in « Iden­tité », Expéri­ence Block­haus, ID.

[12] L‑H Bad­er, p55, in « Auto­di­dacte », ID.

[13] Didi­er Many­ach, p 75, in « Pre­mières empreintes du chaos », ID.

[14] D Many­ach, p55, ID.

[15] On songe bien enten­du ici-même à Antonin Artaud et nous préférons céder, ici, la parole à Nico­las Rozi­er  (Cf. L’Ecrouloir) : « …et der­rière l’intérieur de l’ombre des spec­tres, c’est-à-dire au-devant sys­té­ma­tique de tout, Artaud partout comme le nom imprononçable du deuil de la vie, partout non seule­ment comme un être qui exige un effort de chef‑d’œuvre pour être sim­ple­ment évo­qué, mais comme l’arène de tra­vail où la criblure et la cal­ci­na­tion sont dévorées », Avant-Texte, p 12, ID.

Reprenons égale­ment  la lec­ture du poème sai­sis­sant de José Gal­do, « La Cal­vairi­sa­tion des corps », pp 81/82, ID.

[16] Ce que J‑P Espil nomme « La grâce de La Foudre », p40, ID.

[17] J‑P Espil, p 78, in «L’ enter­re­ment du cerveau », ID.

 

 

 

 

image_pdfimage_print