Un recueil ? Un poème, un long poème en 43 éclats de 4 à 5 vers libres, rarement plus. Trois étapes : L’ESTUAIRE, L’ISLE, L’ESTRAN.

L’eau, le ciel, la caresse du vent, un arbre qui balance.

Ça bouge et ça ne bouge pas. Dans l’ensem­ble, une étrange impres­sion de labil­ité. Presque les mêmes mots entre le début et la fin du recueil. Des mots sim­ples, mais qui ont l’air dés­in­car­nés, sans épais­seur. Comme un décor que d’in­vis­i­bles mains font mou­voir sous nos yeux :

            à chaque réveil remet­tre l’eau
            les vagues l’air et tout en haut
            un ciel dif­férent d’hier
            et tou­jours la rive
            à la même distance

Un lieu qui existe pour­tant. Faoug : com­mune vau­doise de la région des trois lacs, le plus grand étant celui de Neuchâ­tel. Mais l’im­pres­sion qui domine est celle d’un décor, de tableaux. Un marcheur observerait ces tableaux, fix­ant leur con­tenu en d’in­sai­siss­ables quin­tils… des phras­es qui veu­lent dire, et éloignent, éloignent tou­jours. L’eau en est le pre­mier motif, tout au long réitéré. Le poème fouille sa trans­parence, y trou­ve ce que la sci­ence des choses sait : une larme d’eau salée / à peine exposée à la lumière /…le sel restant sur le doigt / épuisante extrac­tion des minéraux.

Poésie blanche, sans mythe ni lyrisme, un brin détachée. Pas d’ap­parence de scan­sion, ni ponc­tu­a­tion ni majus­cule d’au­cune sorte. La langue est aus­si trans­par­ente que le motif. Pour exprimer quoi ? Ce qu’un vers lyrique aurait étouf­fé sous son éclat ryth­mé : l’ap­proche des mou­ve­ments les plus ténus de la vie, la dilata­tion du corps, la ritour­nelle du soli­taire, le silence d’un oiseau… Comme en d’autres temps, au bord d’un autre lac bien loin de la Suisse, un poète errant enten­dit, non le plouf de la grenouille quand elle sautait, mais la rup­ture cos­mique au tré­fonds de l’âme que ce bruit avait causé… L’e­sprit du haiku pré­side à l’écri­t­ure de Gaia Grandin, ce n’est pas par hasard qu’elle a placé ce pre­mier recueil sous l’in­vo­ca­tion de Ken­neth White.

En out­re, cette poésie fait fi de tout point de vue. L’énon­ci­a­teur est sus­pendu (aux deux sens du mot). Les verbes à l’in­fini­tif dis­ent des actions con­sid­érées du point de vue sans affect et sans racine d’un dieu rigoureuse­ment neu­tre. Il faut atten­dre la fin du pre­mier tiers pour lire ceci :

            une pluie abrupte m’éveille

Juste avant le tardif fra­cas du mot réel (p.29). Et encore, on peut se deman­der quel est ce « je » que le déroule­ment du poème a dérangé dans sa tor­peur… un si dis­cret égo préférant rester amuï.

Autour de cette sil­hou­ette, pour le lecteur resté per­du dans l’ir­ré­so­lu­tion, se cristallise soudain une foule de détails inqui­ets qui ont ponc­tué cette pseudo-zénité :

            … ce tableau inachevé
            où une rame sort du cadre
            pour chercher de l’aide

 

C’est que, d’un poème à l’autre, s’est opérée une lente, très lente gra­da­tion, une com­bus­tion sans ardeur. Bref, de ce presque rien : un lever de nuit dif­fus, est né quelque chose. Une île (certes mise à dis­tance par l’orthographe archaïque isle, à moins qu’il ne s’agisse d’un toponyme), une épave, des bêtes… par degrés très lents, presque imper­cep­ti­bles, comme ces organes qui appa­rais­sent dans l’é­pais­seur diaphane des œufs de pois­sons. Cela avait com­mencé par de douloureuses ques­tions : le pont…n’existe-t-il qu’au passé sim­ple, comme si ce décor avait voulu nous enfer­mer dans la mémoire.

Main­tenant, ça remue.

Dans cette sec­onde par­tie passent des vivants qui sif­flent le bétail, des vis­ages, des murets de pier­res sail­lantes, de l’eau trou­ble. Pas trop vite, ces per­son­nages et ces bêtes sont vus en train de s’éloign­er, échap­pant encore, comme un sable trop fin, aux lâch­es mains du langage :

            et l’é­cho
            sur l’autre rive résonne
            à même l’écueil (quelque chose de plus musi­cal aussi)

jusqu’à ce que, à l’ex­pi­ra­tion de ce sec­ond mou­ve­ment, quelque chose fait face :

            (…) je ne vois que ses yeux
            puis la pénom­bre puis
            elle se tient debout et danse

Un élan vers le monde. Nous sommes passés par la peur, la suf­fo­ca­tion, se débat­tre entre deux eaux…

Nous voici sur l’estran, troisième mou­ve­ment dont le titre évoque Ken­neth White. Mais au lieu de la désori­en­ta­tion, l’ou­ver­ture à l’in-fini et le silence qu’y cherche le poète écos­sais, cette lim­ite vari­able entre l’eau et la terre est pour Gaia Grandin l’oc­ca­sion d’une ren­con­tre, une lutte primordiale :

            laiss­er l’eau envahir l’en­veloppe de peau

le mou­ve­ment, la violence :

            (…) les sutures trop ser­rées n’ont rien pour se retenir

Cela me fait penser à un début de civil­i­sa­tion, la promesse d’une langue à réin­ven­ter, des repères à trac­er dans le réel :

            à l’in­térieur d’un quadrillage
            retrou­ver les hor­i­zon­tales et les verticales

Non pas un retour au mythe mais un enchante­ment premier !

Le réel sur­git, toni­tru­ant, dans le dernier poème :

            le vagisse­ment des bateaux
            prêts à pren­dre le large

Au terme de tant de reflets ténus à la réal­ité dou­teuse, de clapo­tis qui ten­taient de musel­er la rai­son et la voix, « vagisse­ment » et « pren­dre » son­nent. La voix brute du poète. L’ap­pétit, la santé.

Ain­si, cette écri­t­ure sans volutes ni fra­cas fait elle vivre au lecteur une sin­gulière expéri­ence de renais­sance aux mots et aux choses.

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