Poèmes d’amour et de mort à déchir­er avant la guerre

 

 

 

1

 

 

La mort de Mari­na T.

 

 

Petite fille si frag­ile et si forte
Ne tends pas la main
Tu n’es pas prête encore
La mort ne s’attrape pas
Comme un ani­mal en fuite

Petite sœur si forte et si fragile
Retiens ta main
Écoute-moi encore
La corde est trop rugueuse pour ton cou
Tu ne réus­sir­as pas à la serrer

Petite fée des neiges russes
Écoute ma prière
Ne me repousse pas
Ils sont morts oui
Mais ton cœur pal­pite encore

Petit cadavre déjà rigide
Mes bras ne sauraient t’abriter plus longtemps
Tes yeux si grands me dévis­agent encore
Marina
Par-delà les siè­cles et les siècles
Je suis russe par ta poésie
Les bras repliés sur ton coeur

 

 

2

 

 

Sur le mur nu
Crevassé de douleur
La pho­to s’étire
Elle a beau­coup vieilli
Tu voudrais ten­dre la main
Pour t’en empar­er et la déchirer
Mais ta main tremble.

Les yeux sont écarquillés
Et le grand front désert
Le sourire s’est détérioré
Comme une ride au milieu du temps
Le plâtre ruis­selle de  regrets
Ta main trem­ble encore
Ta bouche s’ouvre
Et se ferme.

Au-delà de la photo
Ils avan­cent dans la nuit
Cherchent d’autres mains aux­quelles s’agripper
Et toi
Tu imag­ines le hurlement
De cette femme habil­lée de noir
Qui a per­du son amour emporté par l’Histoire
Elle cherche d’autres mains aux­quelles s’agripper
Mais on la repousse de tout côté
Et toi
Toi
Tu écris fébrilement
Une let­tre qu’elle ne lira jamais

 

 

 

3

 

 

Mari­na
Tes yeux sont si grands
Et ta douleur infinie
Nous nous sommes déjà rencontrés
Dans un de tes livres
Je te souriais
Un ciel de sang reflé­tait la terre
Marina
Tu étais penchée sur moi
Qui n’osais lever les yeux
Nous étions côte à côte
Tu t’échappais déjà
J’aurais voulu m’en aller
Loin de tout
Avec toi

N’aie pas peur Marina
Je te par­lerai de Paris
Qui t’attend encore
Ne pleure pas je t’en prie
Tu n’es pas morte Marina
Dis-moi que tu n’es pas morte
Tu t’effaces déjà dans le lointain
Ne proteste pas
La Russie sera belle Marina
Essaie d’y croire

Tu es partie
Attends-moi
Attends-moi
J’ai froid
Ne me laisse pas
Tu march­es trop vite
Beau­coup trop vite pour moi

 

 

4

 

 

Ils se sont don­né rendez-vous
Pour te met­tre à mort
Sans savoir
Que le tra­vail était fait depuis longtemps
Tu t’en sou­viens bien
C’était en 1942
Il a suf­fi d’ouvrir le secré­taire en acajou
Pour comprendre
Sous l’abattant reposait
La con­damna­tion en let­tres rouges
Der Tod
Le sang coule tou­jours de tes doigts
Dans une langue étrangère
Der Tod

Ils se sont don­né rendez-vous
En hurlant son nom
Qui résonne dans la nuit épaisse
Quel est donc cet homme dontT
Tu te réclames
Petit garçon ?
Que faire de sa con­damna­tion à mort
Qui ruis­selle le long de tes doigts ?
Der Tod
Tu n’as pas su consoler
la jeune femme brune aux yeux bleus
Qui s’est déchiré le coeur
Aux fils de fer bar­belés de sa douleur
Dans la nuit qui s’en va
Der Tod
Der Tod

 

 

5

 

 

Je te rejoindrai
Tôt ou tard
Par un jour de grand vent
Je ne me sou­viendrai plus de ton nom
Svetlana
Irina
Ou Milena
Tes cheveux reposeront sur tes épaules
Tu les attacheras avec les nœuds rouges
Que j’aimais tant
Nous marcherons dans Moscou déserte
Il neig­era sur nos deux silhouettes
Nous ne trou­verons plus de mots
Pour nous parler
Il fera nuit
Une nuit som­bre comme le malheur
Le vent souf­flera encore plus fort
Sans par­venir à décoif­fer notre amour
Je me sen­ti­rai de trop sur terre
En rêvant de Saint-Pétersbourg
Tu essaieras sans doute
De me retenir
Avant que je grave un dernier poème
Dans mon cœur
Avec un couteau ébréché

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