Giuliano Ladolfi, Au milieu du gué

Par |2022-03-06T08:15:09+01:00 1 mars 2022|Catégories : Critiques, Giuliano Ladolfi|

Comme je ne pra­tique pas la langue de Dante, j’ai véri­fié dans un dic­tio­n­naire le sens attribué en français au mot ital­ien : attes­ta­to, qui donne son nom au recueil de Giu­liano Ladolfi. 

Ce terme se traduit lit­térale­ment cer­ti­fi­cat ou attes­ta­tion. L’auteur, qui a assuré lui-même la trans­la­tion de son ouvrage d’une langue à l’autre, pro­pose pour la ver­sion française un titre qui dif­fère pro­fondé­ment du titre orig­inel ital­ien : Au milieu du gué.

Voici qui le place dans une pos­ture sin­gulière. On se sou­vient de la fameuse expres­sion : Tradut­tore, tra­di­tore, soit : Tra­duc­teur, traître. Cette parono­mase — une expres­sion qui joue sur la ressem­blance entre deux mots — stip­ule que traduire c’est trahir. Le poète se trahi­rait-il lui-même ou voudrait-il apporter une pré­ci­sion — un éclair­cisse­ment — au mot abrupt dont il se sert dans son idiome natal pour nom­mer son recueil ? En effet, si le mot cer­ti­fi­cat se révèle réal­iste et donc sans ambiguïté, l’expression Au milieu du gué, pos­sède un poten­tiel poé­tique et sym­bol­ique. Ce que va con­firmer la lec­ture du livre.

Giu­liano Lan­dolfi entend en fait éprou­ver les pos­si­bil­ités (les impos­si­bil­ités ?) du lan­gage à traduire l’histoire de son pays. Sa patrie a subi une méta­mor­phose rad­i­cale lors du siè­cle écoulé, à savoir l’abandon d’une civil­i­sa­tion essen­tielle­ment rurale au prof­it d’un mod­èle indus­tri­al­isé, voué au mod­ernisme le plus effréné. Ce con­stat con­cerne bien d’autres nations.

D’ailleurs, entre toutes, les deux régions du globe qui ont con­nu une des muta­tions les plus rad­i­cales du vingtième siè­cle, la Russie et la Chine, présen­taient une économie agri­cole et non indus­trielle. Ce qui déjouait les prévi­sions de Karl Marx.

Giu­liano Ladolfi : Au milieu du gué (Attes­ta­to)Edi­tion bilingue ital­ien — français. Tra­duc­tion de l’auteur, © jan­vi­er 2021 Edi­tions Labor­in­tus, Lille, 126 pages.

« Il y a des péri­odes dans l’histoire de l’humanité dans lesquelles le temps sem­ble accélér­er le rythme et les con­tours du monde devi­en­nent plus incer­tains, indéchiffrables ; alors la pen­sée se révèle inca­pable de diriger l’histoire et chaque pré­dic­tion est con­tre­car­rée par une réal­ité obscure. »

Le livre se divise en deux par­ties. A l’image des deux rives d’un même fleuve qui jamais ne se rejoignent. Chaque rive lim­ite un ter­ri­toire. Le voyageur doit compter sur l’existence d’un pont ou d’un gué pour pou­voir tra­vers­er le courant. Si l’on admet que ce fleuve sym­bol­ise l’histoire dans l’esprit du poète (le temps qui coule), les ter­res que bor­nent ses berges représen­tent le passé et l’avenir. Le gué désigne alors la pos­si­bil­ité d’un par­cours malaisé, voire dan­gereux (on imag­ine des pier­res glis­santes). Le titre en français évoque donc un pas­sage dif­fi­cile à vivre, un par­cours ini­ti­a­tique entre les rives du des­tin. On s’attend à une œuvre lyrique. Or, le style des poèmes s’avère sans fior­i­t­ures. On ressent un refus de l’épanchement. Pas ou très peu d’images. Cette manière d’écrire est plus proche de la phraséolo­gie du con­stat, de l’attestation, ce qui ren­voie au titre en ital­ien. « Ici nous nais­sons et mour­rons sans laiss­er de traces. »

La pre­mière par­tie est con­sacrée à l’adieu au passé. « En deux généra­tions il nous sem­ble avoir passé des siè­cles ou peut-être des mil­lé­naires. » Adieu à la terre, à la fois natale et pas­torale, aux ancêtres, à une cer­taine insou­ciance, aux valeurs tra­di­tion­nelles — aus­si. « On a déplacé l’orgue du chœur : / les filles ne vien­nent pluschanter, mais la Noël va tomber / tou­jours le 25 décem­bre. » Et, plus loin : « Le mot Art en patois n’existe pas. / Ici on par­le de soupe et de travail […] »

L’auteur écrit à la pre­mière per­son­ne. Il s’interroge mais ques­tionne égale­ment un inter­locu­teur non nom­mé, peut-être un mem­bre de sa famille, sans doute son futur lui-même. « Quelle vérité veux-tu que je te dise ?  La tienne ? La mienne ? / Je ne pour­rais pas choisir. » Ce con­tra­dicteur vit déjà sur l’autre rive. Il habite la ville. Il sait la moder­nité, la tech­nolo­gie, les nou­veaux con­flits. « Tu es en l’an 2000, ajoutes-tu. / Illu­mine la mai­son / avec des brochures publicitaires ».

Cette par­tie du livre se ter­mine cepen­dant par une affir­ma­tion : le tra­vail poé­tique sur la langue doit per­me­t­tre une sorte de réc­on­cil­i­a­tion entre passé et avenir. « Mais j’utilise les mots du pays, / je con­tem­ple le monde sous son pro­fil,  /  je sais ce qui germe du sol, / des sou­venirs … » Ce besoin de tra­vailler se con­firme par la créa­tion de la revue L’Atelier, au nom si évo­ca­teur. Giu­liano Lan­dolfi se fera aus­si édi­teur. Enfin, une petite Sil­via voit le jour, sym­bole d’espérance pour son père de soix­ante ans. Une nais­sance dif­fi­cile puisque le bébé manque de mourir. Une nou­velle vie commence.

La sec­onde par­tie de l’ouvrage met en scène l’auteur, encore l’interlocuteur (sa con­science ?) mais aus­si son fils aîné, âgé de vingt ans.

Ce dernier est totale­ment coupé de l’univers de son géni­teur. « Il n’y a aucune pos­si­bil­ité d’accord avec le père : ils sem­blent se déplac­er en dif­férentes épo­ques de l’évolution. » Le jeune homme vit pleine­ment la post­moder­nité. Il ne con­naît rien de l’histoire qui précède son exis­tence, le passé antérieur de sa famille. « Mon­fils n’a pas vu le com­mu­nisme, /  Il est né après le mur de Berlin, / il ne con­naît pas l’angoisse / du terrorisme,quand chaque mot / de dis­si­dence était un coup de feu. » Il a fait sien le manque d’idéal de la société de con­som­ma­tion et ne com­prend pas la nos­tal­gie qui sem­ble habiter le poète. « La cul­ture human­iste a été mise en décharge et les valeurs du plaisir, de l’argent, de la mode et du diver­tisse­ment règ­nent en maître. » On songe à l’atmosphère fac­tice dans laque­lle évolu­ent les pro­tag­o­nistes de La Dolce Vita, le chef‑d’œuvre de Fed­eri­co Fellini.

Le pas­sage du gué sem­ble débouch­er sur un échec : incom­mu­ni­ca­bil­ité et dif­fi­culté à se dire, à faire com­pren­dre l’histoire : « Par­donne-moi si ma langue est silen­cieuse… /  il est juste qu’elle s’éteint / parce que je me suis liqué­fié  /  en pas­sant l’eau du ruisseau. »

Giu­liano Ladolfi insiste sur la vision con­sumériste du monde post­mod­erne,  qu’il estime dan­gereuse parce qu’à la fois glob­al­isante et réduc­trice : « con­sumérisme sig­ni­fie plac­er le marché au cen­tre du sys­tème des rela­tions humaines, des rap­ports per­son­nels, publics, soci­aux, nationaux et inter­na­tionaux, y com­pris les mod­èles cul­turels (théoriques, philosophiques, éthiques et esthé­tiques), ain­si que les mod­èles pra­tiques et pragmatiques. »

L’auteur cepen­dant refuse de céder au dés­espoir. Il croie au mir­a­cle de la vie, à un avenir tou­jours pos­si­ble. Et qui d’autre peut mieux incar­n­er cette espérance sinon l’enfant dont la vie a été men­acée puis épargnée (par qui, par quoi) ?  « Sil­via est un mir­a­cle : / si le par­fum explosé se dis­sipe,  / reste la garantie / d’avoir perçu / pen­dant un instant au moins l’infini. »

Le par­cours en tout cas d’un homme qui doute, qui espère et dés­espère, le con­stat d’un monde à la dérive, en déshérence, que quelques grandes âmes (où sont-elles ? Exis­tent-elles ?) pour­raient / voudraient encore sauver…

Présentation de l’auteur

Giuliano Ladolfi

Giu­liano Ladolfi (1949), est un poète ital­ien diplômé en lit­téra­ture à l’U­ni­ver­sité catholique de Milan avec une thèse sur la péd­a­gogie. Il a tra­vail­lé comme chef d’étab­lisse­ment. Il a pub­lié quelques recueils de poésie et des essais et a fondé la revue de poésie, de cri­tique et de lit­téra­ture “Ate­lier”, où il con­sid­ère de manière par­ti­c­ulière l’esthé­tique et la poésie du XXe siè­cle. Il est égale­ment édi­teur, organ­isa­teur et ora­teur de nom­breuses con­férences littéraires.

Poèmes choi­sis

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Gérard Le Goff

Né en 1953, à Toulon, Gérard Le Goff, après l’obtention d’une maîtrise de let­tres à l’Université de Rennes, effectue toute sa car­rière pro­fes­sion­nelle au sein de l’Education nationale ; il a été suc­ces­sive­ment : enseignant, cadre admin­is­tratif et con­seiller en for­ma­tion con­tin­ue. Il écrit depuis l’adolescence mais ne cherche pas à pub­li­er. Désor­mais à la retraite, il entre­prend de met­tre de l’ordre dans ses nom­breux man­u­scrits, tout en reprenant une activ­ité d’écriture. Il tra­vaille en par­al­lèle la pein­ture et le dessin au sein d’une asso­ci­a­tion. Ses pre­miers textes parais­sent dans la revue Haies Vives en 2017. S’en suiv­ent l’édition d’ouvrages de poésie et de fic­tion : douze pla­que­ttes chez Encres Vives entre 2018 et 2022, deux recueils : L’orée du Monde aux édi­tions Tra­ver­sées (2020) et Les chercheurs d’or aux édi­tions Stel­la­maris (2023) ; deux romans : Argam chez Chloé des Lys (2019) et La rai­son des absents chez Stel­la­maris (2022) ; un recueil de nou­velles : Tra­jec­toires tron­quées (2020) et un con­te : Cro­que­m­ou­flet (2023), tous deux aux édi­tions Stel­la­maris. A égale­ment pub­lié des textes et des cri­tiques dans les revues Cap­i­tal des mots, Décharge, Fes­ti­val per­ma­nent des mots, Haies Vives, Recours au poème et Tra­ver­sées. Site : Gérard Le Goff — Amers & com­pas https://gerardle- goff4.wixsite.com/monsite
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