Étrange des­tinée que celle de ce bureau­crate romain, bal­lot­té par les divers­es for­tunes qui agitèrent l’État pon­tif­i­cal – auquel il dut tou­jours sa sub­sis­tance – et la future Unité ital­i­enne, poète habile mais sans génie en ital­ien, assidu des Académies locales, enfin sécurisé par un bon mariage qui lui per­mit de s’adonner à ce « vice impuni » (et secret) de l’écriture en lan­gage romanesco. Un déli­cieux mélange de dialecte local, forte­ment mât­iné de napoli­tain, de jar­gon car­ac­téris­tique de toute grande ville, d’italien en voie de mod­erni­sa­tion et d’alternative inscrite dans la tra­di­tion romaine, dont il allait bien­tôt suiv­re de près la fix­a­tion exigeante, philologique, lit­téraire, pour lui don­ner en bref ses let­tres de noblesse. Sar­cas­tique avec les puis­sants, opposé aux raides abstrac­tions « jacobines » dont sa famille eut à souf­frir quand il était enfant, admi­ratif de l’inventivité et du féroce goût de vivre d’un petit peu­ple dont il n’était pas. Des poèmes à l’étonnante maîtrise formelle, dont pour­rait-on dire, naît véri­ta­ble­ment le romain en tant que langue : jusqu’au Pasoli­ni des Ragazzi pour le moins. Inédits, cir­cu­lant sous le man­teau, soumis aux vari­a­tions de toute trans­mis­sion informelle, ses plus de 2000 son­nets dialec­taux allaient bâtir le grandiose mon­u­ment de la « plèbe » romaine, avec son revers de pou­voir, de vio­lence et d’abus d’une Église cor­rompue et sécu­lar­isée. Et surtout, son extra­or­di­naire richesse cul­turelle et lin­guis­tique due aux apports anciens (le ghet­to juif, l’héritage du Latium) et mod­ernes (l’afflux de Toscans et de mérid­ionaux attirés par les emplois d’une Rome noire de plus en plus fainéante et par­a­sitaire). Son­nets romaneschi et son­nets tout court (une forme inven­tée, on le sait, plus de six siè­cles aupar­a­vant en Sicile), qui demeurent, dans l’éclat sar­cas­tique et vital de leur acuité, leur per­fec­tion baroque, leur langue à la fois minorée et « en avant » de son temps, aus­si un reflet iné­galé d’une société par­v­enue au bout d’une invo­lu­tion his­torique désas­treuse, en voie de décom­po­si­tion avancée, comme un grand réser­voir gâté, « ver­mineux » (Zan­zot­to) d’où sont nées pour finir les deux seules très grandes œuvres poé­tiques du remuant XIXe siè­cle ital­ien, Gia­co­mo Leop­ar­di e Giuseppe Gioachi­no Bel­li (1791–1863). Ce dernier, par­fois, sig­nait ses flèch­es poé­tiques 996 (sigle imi­tant ses ini­tiales minus­cules : ggb), presque une mar­que dia­bolique inver­sée pour la cen­sure ecclési­as­tique, et la mémoire de l’Inquisition dont le pétrar­quiste Gio­van­ni Di Michele, on l’a dit[1], ou Cam­panel­la, et tant d’anonymes, avaient eu encore à pâtir. On appréciera, ci-dessous, la funèbre grandeur des « cadavres de morts », réu­nis dans la Chapelle Six­tine pour une petite messe (ou chapelle) papale, mag­nifique fan­tôme de l’imaginaire bel­lien (G. Vigo­lo). Au delà, bien sûr, de toute valeur doc­u­men­taire à laque­lle ne se réduit jamais la vraie littérature.

La tra­duc­tion, fidèle aux choix habituels de pré­ci­sion et d’inventivité (y com­pris lan­gag­ière) dont nous avons par­lé naguère ici même[2], atten­tive bien sûr, autant que faire se peut, à la modal­ité du poé­tique voulue par l’auteur, mais sans oubli­er les exi­gences de la langue des­ti­nataire (la rime, par exem­ple, ne saurait aujourd’hui primer sur tout le reste), a ten­té de trans­pos­er des formes sans équiv­a­lent en français. Elle a évité l’argot au prof­it d’une langue par­lée-écrite, touf­fue d’élisions, pro­posant çà et là quelque menue inno­va­tion que le traduire en soi devrait amen­er plus générale­ment, sans enflure volon­tariste, dans le texte d’arrivée (ain­si, comme je l’avais fait déjà dans les son­nets pub­liés[3], je pro­pose de mar­quer d’un accent cir­con­flexe de ‘liai­son’ les cras­es ou sinele­fi de l’italien, qui ne font qu’une posi­tion de deux syl­labes con­tiguës tou­jours per­cep­ti­bles : « il y^a », par exem­ple, comp­tant pour deux posi­tions seule­ment, « et^à » pour une) ; et, idéale­ment, jusqu’à un léger « déplace­ment » pro­vi­soire de la langue des­ti­nataire même. Aucune pré­ten­due sub­ver­sion là-dedans, dont par­fois quelque nou­veau tra­duc­teur s’enivre. Le vers, enfin, et à l’inverse des choix impairs tou­jours priv­ilégiés dans les ver­sions de Dante ou de Leop­ar­di pro­posées ailleurs (voir n. 2), ne pou­vait qu’être ici d’emblée recon­naiss­able (en français) et si pos­si­ble drôle, c’est-à-dire avant tout dansant : donc le cor­re­spon­dant « naturel » de l’ende­casil­l­abo ital­ien, notre bon vieux déca­syl­labe. Si cette danse va bien de l’avant, fût-ce entre deux trépigne­ments rageurs sur place, il appar­tient au lecteur de le dire.

En Ital­ie, c’est un spé­cial­iste de Leop­ar­di, non par hasard – notre ami Lucio Feli­ci –, qui est en train de pré­par­er la nou­velle édi­tion com­plète des Son­nets de G. G. Bel­li, en col­lab­o­ra­tion avec P. Gibelli­ni. Nous l’attendons avec impatience.

(JcV)

 

 

[2] https://www.recoursaupoeme.fr/rencontre/jean-charles-vegliante/gwen-garnier-duguy . Et aus­si, en amont, JcV, D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996. 

[3] Par ex. dans Bel­li da Roma all’Europa (prés. F. Ono­rati — A. Prete), Rome, Arac­ne, 2010 (voir aus­si  http://nositaliesparis3.wordpress.com/tag/belli/ ).

 

Son­nets de G.G. Bel­li sur la papauté (et alentours),
traduits par J.-Charles Vegliante 

 

 

Er pas­sa-mano

Er Papa, er Visced­dio, Nos­tro Siggnore, 
è un Padre eter­no com’ er Padr’ Eterno. 
Ciovè nun more, o, ppe ddí mme­jjo, more, 
ma mmore sola­mente in ne l’isterno.
Ché cquan­no er cor­po suo las­sa er governo, 
l’anima, fer­ma in ne l’antico onore, 
nun va nné in par­adiso né a l’inferno,

pas­sa sub­bito in cor­po ar zuccessore.
Accusí ppò vvari­asse un po’ er cervello, 
lo stòm­mi­co, l’orecchie, er naso, er pelo; 
ma er Papa, in quant’a Ppa­pa, è ssem­pre quello.
E ppe cquesto oggni cor­po distinato 
a cquel­la indig­gnità, ccas­ca dar celo 
senz’anima, e nun por­ta antro ch’er fiato.

 

                        La r’passe

Le Pape, ce Sous-Dieu, notre Seigneur, 
est un Père éterne, comm’ le Père-Éterne. 
Donc il meurt pas, ou pour mieux dire : il meurt, 
mais meurt seul’ment dans sa par­tie externe.
Car lorsque son corps cess’ de gouverner, 
l’âm’, restant ferme en son ancien honneur, 
n’va ni au par­adis, ni en enfer, 
mais passe aus­sitôt d’dans son successeur.
Si bien qu’ont beau chang­er un peu : cervelle,
estom­ac et oreilles, et poils, et nez, 
le Pape est tou­jours l’même en tant que tel.
Pour cett’ rai­son, chaque corps destiné 
à une telle encharge, tombe du ciel 
sans âme, par son seul souf­fle animé.
4 oct. 1835
                                                                                  

Le cariche nove

Che scom­bus­so­lo, eh? che mmutazione!
Da quarche ggiorn’ impoi dove t’accosti
nun tro­vi ppiú ggnisuno a li su’ posti;
e chi ppri­ma era Erode oggi è Nerone.
Si cqua ddu­ra accusí nem­man­co l’osti
faran­no ppiú l’istessa professione,
ché cqui adesso oggni sce­to de perzone
sfodera li su’ mer­i­ti anniscosti.
Preti, sbir­ri, prelati, mozzorecchi,
spie, car­di­nali, ggiud­is­ci, copisti,
te li vedi frul­là come vvertecchi.
Spig­gneno tut­ti, e vann’ avan­ti, vanno;
ma in tan­ti pip­inari e acciaccapisti
chi ssa ar Papa che impiego je daranno?
                                                   

               Les nou­velles charges

Quel boul’versement, hein ? Quell’ mutation !
Depuis quelques jours, où que tu t’avances,
tu ne trouv’s plus per­son­ne à sa vraie place ;
et qui était Hérod’, le v’là Néron.
Là, si ça con­tin­ue, mêm’ les tauliers
ne voudront plus faire leur profession,
car chaque genre de population
se glo­ri­fie de mérit’s bien cachés.
Prêtres, sbires, prélats, coupe-goussets,
espi­ons, car­dinaux, jug’s, et mêm’ copistes,
tu les vois tournoy­er comm’ des totons.
Ils poussent tous les autr’s et se propulsent ;
mais dans ces fourmilièr’s écrase-pieds,
qui sait au Pap’ ce qu’ils vont lui r’trouver ?
.                                                               (1847)

Pub­liés dans : http://nositaliesparis3.wordpress.com/
(ver­sion légère­ment différente)

 

                 Au patron Marcello

Qui donc a bâti Rome et l’Vatican,
le Capi­tole, et ‘Peu­ple’, et le Château ?
C’est Romu­lus et Rémus, Marcello,
alors qu’aucun des deux n’était romain.
Mais l’un et l’autr’ voulant être souv’rain
de ce nou­veau pays qu’était si beau,
cha­cun frère enne­mi de son frérot
se mir’nt d’accord le couteau à la main.
Les coups d’surin volèrent jusqu’au ciel,
et Rome devint, dès le pre­mier jour,
comme aujourd’hui, une Tour-de-Babelle.
Tout le monde eut sa dose de rillons ;
et Rome, ces deux-là s’la disputèrent,
mais vint le Pape, retir­er les marrons.
                                                                                             (27 novem­bre 1833)

             Le choix d’un pape

Je suis souf­fleur de verre, oui, souffleur,
je suis un rien, une bille, un couillon :
mais la rai­son, je la con­nais par cœur
comme n’importe qui qu’entend raison.
En choi­sis­sant un Pape, mon docteur,
dans une soix­an­taine de personnes,
et par­fois moins encor’, c’est plutôt rare
qu’on tire avec lui les qual­ités bonnes.
Pourquoi faut-il tou­jours qu’ce soit l’un d’eux ?
Pourquoi de temps en temps on n’élit pas
un brave homme occupé à son boulot ?
Sup­posons : je suis là, gon­flant mon verre ;
entre un’ grosse Émi­nenc’ qui me dit : Toi,
maître Truc, c’est vous l’Pap’ : v’nez à Saint-Pierre.
  

22 déc. 1834

 

Le cap­pelle papale

La cap­pel­la papale ch’è ssuccessa
domeni­ca pas­sa­ta a la Sistina,
pe tut­ta la quares­i­ma è ll’istessa
com’è sta­ta domenic’ a mmattina.
Sem­pre er Papa viè ffo­ra in portantina:
sem­pre quarche Emi­nen­za can­ta messa;
e cquel­lo che ppiù a ttut­ti j’interessa
sc’è ssem­pre la su’ pred­i­ca latina.
Li Car­di­nali sce stan­no ariccorti
cor bar­boz­zo inchioda­to sur breviario,
com’e ttan­ti cadav­eri de morti.
En nun ve dan­no ppiù sseg­no de vita
sin che nun je s’accosta er caudatario
a dij­je: « Emi­nen­tis­si­mo, è ffinita ». 

 

                 Les chapelles papales

La chapelle papale qu’on ramène
depuis dimanch’ dernier à la Sixtine,
c’est la même pen­dant tout le carême :
rien de neuf donc ce dimanche à matines.
En chaise à por­teurs l’pape se radine ;
tou­jours quelque Émi­nence chante messe ;
et ce qui plus que tout les intéresse,
il y^a tou­jours une homélie latine.
Les car­dinaux y^assistent concentrés,
la galoche clouée sur leur bréviaire,
comme autant de cadavres d’ trépassés.
Et ils ne don­nent plus signe de vie
jusqu’à qu’ s’approche d’eux le caudataire,
à dire : “Émi­nen­tis­sim’ , c’est fini”.

14 avril 1835

 

             L’vrai vicaire de Jésus-Christ

Pie est sem­blable au Christ, et ces débiles
feraient mieux d’nous lâch­er les roubignoles.
De fait, tu veux voir ça, mon cher Loyal,
si Christ et Pape Pie sont bien pareils ?
Le Christ pour nos péchés universaux
com­bat­tit con­tre scrib’s et pharisiens,
et Pie, tombé aux mains des philistins,
rame avec les prélats et cardinaux.
Pie, comm’ le Christ, a sa couronn’ d’épines,
et doit faire Ecce­ho­mo sur sa loge
à une foule folle et jacobine.
Et qu’il ne se fie pas à ces hauts cris
et bravos et de claque et fleurs en neige :
qu’il repense aux rameaux et^au crucifix ! 

8 nov. 1846 

 

 

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