« Le cousin de Mar­i­on s’ap­pelait Nico­las ». L’in­cip­it de ce long poème com­posé comme un chant ou une ritour­nelle, se découpe en qua­tre par­ties de 24 stro­phes, séparées en deux groupes par un inter­mède-une fable en italien.

L’in­cip­it est un leit-motiv marte­lant l’e­space comme pour inscrire la perte au creux de l’ex­is­tence du poème. Don­ner vie ou redonner vie à l’en­fant de trois ans par­ti d’une mal­adie rare comme le souligne le pas­sage en italien :

« E invece no. Il bam­bi­no che c’é sta­to fino a quan­do non c’é più sus­sur­ra in silen­zio parole d’amore. Ho deciso di rac­coglier­le e di fare una poe­sia, per­ché insieme pos­si­amo abitarne le stanze ».

 

Ce long poème lanci­nant traduit l’an­goisse de la perte, tout autant que la peur chevil­lée au corps de ceux qui restent, peur pour les descen­dances futures, celle que pour­ra don­ner le poète, celle de ceux qui sur­vivent au désastre.

Exor­cisme par la parole écrite : « Le cousin de Mar­i­on s’ap­pelait Nico­las. Il est mort à l’âge de trois ans. Il avait les cheveux blonds ».

Ritour­nelle du mal­heur qu’on veut oubli­er, taire : « je n’ai pas envie d’en par­ler » répété et répété comme pour con­jur­er le sort, mais telle­ment incon­cev­able et prég­nant qu’il est dif­fi­cile de l’en­fouir. Tout en retenue et en labil­ité. Sourd pour­tant de ce poème la cul­pa­bil­ité liée à l’ab­sence mais plus encore celle liée au fait d’être en vie quand l’autre est mort… si jeune. 

Les para­graphes se suc­cè­dent et tour­nent, tour­nent tels une ritour­nelle. Pourquoi Mar­i­on n’est pas morte à trois ans ? Des ques­tions sans réponse, des répons­es qui ne sat­is­font pas, jamais.

Puis dans un revire­ment, le poète dément tout, « le cousin de Mar­i­on s’ap­pelle Nico­las, il n’a que trois ans et demie. Il n’est pas malade. » Mais dire ne suf­fit pas à rompre le sor­tilège et il n’a tou­jours pas envie d’en parler ?

Mar­i­on, on l’au­ra dev­iné, mais il le dit, est sa femme, la femme de celui qui dit, chante, déploie son angoisse, quand elle n’est pas là, quand Nico­las n’est pas là.

Faire des films peut-être. En noir et blanc parce que la vie, elle, est en couleurs, mais le ciné­ma c’est du noir et blanc…

Au bout de 24 poèmes on repart dans une autre ritour­nelle qui vient met­tre un éclairage sup­plé­men­taire à la longue litanie d’an­goiss­es qui par­court le texte. Le père de Nico­las, les juifs d’Eu­rope hantent le récit.

Pro­téger Nico­las, le cou­vrir, le laiss­er marcher sur « mon »ven­tre.

Le père et la fille tout entiers tournés vers leur des­tin, leur his­toire, celle des juifs d’Europe.

Han­té par cette his­toire, le poète livre des pans de sa vie, de sa nais­sance dans les années 80, de sa peur, cette peur au ven­tre qui l’obsède…

 

« Les autres… Ils ne peu­vent pas savoir tout ce qu’il y a dans ma tête .
Tant mieux ».

 

Au milieu du texte, un con­te en ital­ien, una fab­u­la, et sa tra­duc­tion, un inter­mède, le con­te d’un âne avec des oreilles en forme d’hélice…

 

Tout est ten­ta­tive de com­pren­dre, de saisir « la peur d’au­jour­d’hui », la peur qui n’a presque rien à voir avec les fils d’Eu­rope. Dire la peine, le froid, qui a saisi Nico­las, qui saisit le poète.

Envie d’en finir.… avec la peur…

 

Et enfin bar­rer. Tout ce qui a été dit, bar­rer les mots coupables, la vie coupable « ce n’est pas ma faute si »…, la faute. 

Bar­rer.

Et ain­si jusqu’à la fin, recom­mence­ment du texte, du dire impos­si­ble, ray­er tout ce qui a été dit, dans une ten­ta­tive ultime d’an­ni­hiler la peur, de refouler ce qui a été, de l’ef­fac­er pour mieux le graver, l’in­scrire encore, l’in­cruster dans la page du poème.

 

« Avant que la nuit tombe
avant de tomber par terre… »

 

La présen­ta­tion qu’en donne l’édi­teur Bruno Msi­ka (Cardère Edi­tions) sig­nale un par­al­lèle pas­toral ten­tant et d’in­spi­ra­tion gionesque « que me souf­fle mon ami Guil­laume Lebaudy : « Il [le trou­peau enson­nail­lé] agit comme une ritour­nelle qui, se répé­tant à l’in­fi­ni, avec très peu de vari­a­tions, crée un ter­ri­toire sonore. En venant s’op­pos­er au chaos inquié­tant pro­duit par le silence de la mon­tagne, il est un point de son bour­don­nant témoignant d’un ordre qui con­traste avec le désor­dre extérieur ; il délim­ite un ter­ri­toire en mou­ve­ment. » Asi­nus in fab­u­la est un trou­peau ensonnaillé… »

 

Humour et comp­tine, légèreté et inno­cence par­courent le texte, l’e­space se dilate, l’écri­t­ure se dif­fracte pour laiss­er au temps qui passe une pos­si­bil­ité de garder la trace.

Texte à lire, mais texte à dire et redire, à écouter et réé­couter pour que jamais rien ne s’ef­face. Ni la douleur, ni la vie, ni le temps d’une vie si courte fût-elle.

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