Dans la post­face qu’écrit la com­pagne du poète, Lucie Alber­tini­ni — Guille­vic, il est ques­tion de « tra­vail dans les mots ». Guille­vic écrit comme on plonge dans les eaux souter­raines, comme on fouille dans la terre. Il y a chez le poète un par­al­lèle con­stant entre le monde et la vie intérieure. Lucie Alber­tini­ni — Guille­vic nous rap­pelle ce qu’à écrit Guille­vic en 1995, alors qu’il approchait de la fin de sa vie, dans le texte inti­t­ulé Quo­ti­di­ennes :

Autre­fois,
Quand j’étais gamin,
Je me sen­tais étranger au monde,
C’était
Comme si je n’y étais pas –

Et je me suis appliqué
À m’incorporer à ce tout.

Main­tenant où s’approche ma fin,
Et je le sais, je le vis,

Main­tenant
Je n’ai plus d’effort à faire
Pour sen­tir pleine­ment le monde
Sec­onde après seconde.

Il est là, je suis en lui,
Je suis à lui.

Lucie Alber­tini­ni — Guille­vic a choisi, pour établir ce recueil posthume, des textes pub­liés à tirages lim­ités, sou­vent devenus introu­vables. Chaque poème est suivi de la date à laque­lle il a été écrit. Pré­ci­sion essen­tielle dans la mesure où la pro­gres­sion n’est pas chronologique.
Le plus sou­vent, de toute façon, c’est la même note qui est tenue (omniprésence de la pierre et de l’eau).

Il y a eu un autre Guille­vic, dans les années cinquante, qui n’apparaît pas ici. L’homme s’était engagé, avait mil­ité pour le com­mu­nisme, avait même dédi­cacé un poème « au cama­rade Staline ». Guille­vic, quand il y a fait référence, plus tard, a par­lé d’une péri­ode de « bass­es eaux poé­tiques ». Ce n’est pas ce mil­i­tant qui a écrit les textes rassem­blés dans Accorder. Si les poèmes nous entraî­nent de 1933 à 1996, seuls trois textes nous ren­voient à cette péri­ode, trois textes dans lesquels il est ques­tion d’amitié (Guille­vic s’adresse à André Fré­naud, Jean Fol­lain et Jean Tardieu).
Ce qui tra­verse le recueil touche au sacré. Au sacré de la vie. Et chez Guille­vic, tout est en vie. Même les pier­res. Surtout les pier­res serait-on ten­té de dire.

Depuis tou­jours
Le gran­it possédait
La douceur, la tiédeur,
La ron­deur du sein.

Si Guille­vic trou­ve le matéri­au de ses poèmes dans le monde sen­si­ble, s’il nous par­le des arbres, de l’eau et des pier­res qui ont tra­ver­sé les siè­cles, des mys­tères, ici et là, tra­versent sa poésie, des réal­ités qu’il ne peut nom­mer, qui le dépassent. Par­mi eux, la mort se tient au pre­mier plan. Il y a aus­si la fig­ure du dou­ble, cet autre moi qu’on laisse à la porte. Il en est ques­tion dans le mag­nifique et très long poème inti­t­ulé « Qui frappe ? » (poème écrit en 1976).

Il te cherchait.

Il te cher­chait ailleurs
Qu’en cet abri caché
Où tu t’es enfermé.

C’est dans le mouvement
Qu’il te cherchait.

On sent que Guille­vic aspire à un dénue­ment qui lui pro­cur­erait la paix. On sent qu’il cherche à se dégager de ce qui est super­flu. Citons ici les derniers vers du poème écrit pour Jean Follain.

Fol­lain, mon vieil ami, même un peu mon complice,
En ce jour accom­pli, je te donne mon bien :
Le vol d’une alou­ette et son chant de délices.

D’autres textes, comme celui écrit pour Jean Tardieu, lais­sent entrevoir que l’idéal serait, pour le poète, de devenir cail­lou, roc. Car le cail­lou n’a besoin de rien. Il est. Il arrive au poète de croire que, s’il n’est pas un roc, il l’a été autre­fois. Com­ment expli­quer autrement cette com­mu­nion qui per­dure ? Certes, il y a une rai­son auto­bi­ographique. L’histoire de Guille­vic com­mence à Carnac, pays des men­hirs. On peut enten­dre Guille­vic en par­ler lui-même. Il a soix­ante-dix ans et racon­te les années passées sur ce bout de terre :
http://www.ina.fr/video/RXC00001229
« Tout le monde n’a pas l’honneur de naître au pays des men­hirs » affirme-t-il, avant de con­fi­er à son inter­locu­teur, Pierre-Jakez Hélias : « Mon rêve, ça a tou­jours été d’être dans la pierre ». Et juste après, il est ques­tion d’un autre rêve : celui de « remon­ter le temps jusqu’à l’origine ». Les deux sont liés. La pierre est juste­ment celle qui a tra­ver­sé les millénaires.
Ce que désire un poète n’est-il pas tou­jours irréal­is­able ? Ne veut-il pas ce qui, juste­ment, lui est impossible ?

Et si c’était toi
Qui deve­nais printemps ?

Il écrit cela en 1995, au moment où il est claire­ment entré dans l’hiver de sa vie.
Mais quand il rêve de pou­voir dia­loguer avec un tor­rent, un oiseau ou un arbre, il sait à la fois que cela n’est pas pos­si­ble et que cela pour­rait le devenir.

La nature, chez Guille­vic, n’est pas seule­ment ce berceau tran­quille où l’on se repose. La nature – comme l’intériorité – est tra­ver­sée par des vents con­traires. Il faut sans cesse lut­ter pour s’éloigner des marécages, des abysses où il n’y a pas de lumière…

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