Si
l’abandon n’est plus l’écho
de mes hurlements dans les val­lées désertes de la vie

mais le nom
mar­que d’infamie imprimée par un bais­er chaud et humide dans
le ven­tre de ma mère
alors pourquoi se disputer
pour savoir si l’hiver de cette année-là
c’est toi qui, par ton abandon,
m’a exilé aux marges de la poésie et de la décadence
ou si c’est pour démon­tr­er ma déca­dence poétique
que je t’ai abandonnée.
Cette année-là, en hiver
je me livrai tout entier au labourage et aux semailles
sur les ter­res désolées de la poésie et de la décadence
mal­gré le ciel alour­di par des tem­pêtes de neige
violentes
mort d’amour, le vis­age flétri, cheveux et barbe en flammes
mon cadavre en larmes tombé avec élégance.
À la fin de décem­bre la neige est profonde
je fre­donnais matin et soir des airs de marche
je piéti­nais nu-pieds
les feuilles de hari­cots rongées par le gel et les fleurs des roseaux à neufs nœuds
sur les pas d’un géant licen­cieux qui danse
mon père lointain
« je suis le bâtard d’une vierge et d’une trace de pas
trois jours après ma naissance,
ma mère m’a aban­don­né dans une ruelle,
les chevaux et les buf­fles évi­taient de me piétiner.
Ma mère m’a ensuite aban­don­né sur un canal gelé,
les oiseaux sont venus me cou­vrir de leurs ailes.
Si l’abandon est une posture
que j’avais déjà prise, les yeux fer­més, enroulé dans le ven­tre de ma mère,
une position
si elle trahit la façon dont j’ai aban­don­né mon corps sur les chemins
afin de prou­ver que j’y suis déjà passé ou que j’y passe,
alors celui qui aban­donne sans cesse
est en fait le plus avide
qui par la mémoire et sur la pointe des pieds
veut éten­dre son ter­ri­toire poétique. »
Mon père lointain,
je le vois se cacher le vis­age et s’asseoir face à
des traces chao­tiques indéchiffrables
« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »
ques­tion con­fiée à l’écho qui s’éloigne
j’interroge ma mère
ma mère inter­roge mon père
et tu m’interroges
« L’abandon est bien une trace de pas
et je sais
que tu aimes mieux ces traces
que les talons de mes pieds. »
En hiv­er cette année-là
je t’avais plan­tée dans un désert enneigé
et sans atten­dre les pre­miers bourgeons
je dan­sais sur les traces d’un géant licencieux
je m’éloignais en dis­ant des sottises.
« Si tu es encore dans le désert enneigé
Sou­viens-toi donc
Que l’abandon est le plus puis­sant de mes baisers
Et aus­si un geste de la main
Amoureux et fantomatique
Qui te stig­ma­tise pour la vie.
—  Au fond, qui es-tu ?
—  Je suis Qi l’abandonné. »

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