Orphée aux enfers n’avait pas de pense-bête. Homère con­nais­sait par cœur, dit-on, les cinq mille vers de l’Il­li­ade et de l’Odyssée. C’é­tait sa politesse de poète. J’en­tends ici politesse comme sa qual­ité d’homme dans la polis, dans la cité. Ceci est une tra­di­tion à laque­lle ont souscrit tous les grands poètes, même les plus rebelles.

Début du chapitre 2, « Poésie, c’est mémoire », après que le livre s’est ouvert sur une expéri­ence en col­lège qui con­duisit à la créa­tion de la Brigade d’in­ter­ven­tion poé­tique… une expéri­ence qui étonne par la rigueur de sa démarche : aucun échange en dehors de la décla­ma­tion du poème, aucune jus­ti­fi­ca­tion… Je venais faire une livrai­son. Livrai­son et délivrance à la fois (…) Rien que l’ex­a­m­en de ces deux mots…

Peu, par­mi nos poètes d’au­jour­d’hui, se soucient de la nais­sance sonore de leur texte à l’or­eille publique : trop pressés de paraître en papier.

Mais la ques­tion de l’o­ral, si elle en con­stitue le cœur, n’oc­cupe pas toutes les pages de ce livre plein de san­té : Michel Arbatz observe, lit et aus­culte toutes les man­i­fes­ta­tions de la poésie en France aujourd’hui.

Atten­tion donc aux ombrageux, aux sour­cilleux, aux « bars-tabacs », ce n’est pas ten­dre, sources à l’ap­pui… où l’on croise aus­si l’au­teur en pau­vre clown ridicule décla­mant des vers de Hikhmet dans une boucherie ! Pre­mière livraison/délivrance de cet essai : l’ascèse de l’é­go qui, dès qu’il s’ag­it d’écri­t­ure, devient très cha­touilleux. Un livre engagé, pas une liasse de bil­lets d’humeur, même s’il en a le piquant, ni un pam­phlet, même s’il en adopte la vivacité.

C’est une fine approche de la poésie, des grandeurs non éteintes de son Pan­théon ouvert aux qua­tre vents, d’un cer­tain marasme (ce que Pri­gent appelle la sclérose en pla­que­ttes) mais aus­si des rues et autres lieux où la langue con­tin­ue de se sou­venir et s’in­ven­ter (poiein, créer), de se ris­quer. Lecteur, dans la foulée du Marché de la poésie, Michel Arbatz t’in­vite à faire le tour de la bou­tique d’un pas vif, mais en prenant le temps de la réflex­ion et même du recueille­ment sur cer­taine page de vers ténus et sub­limes. Et de décrocher l’en­seigne « à la poésie vivante » pour l’as­ti­quer. En avant, on n’ou­blie aucune pièce, même pas la souil­larde (mais de quoi vivent en fait les poètes qui se dis­ent pau­vres hères ou vanupiés?), on exam­ine les comptes de la société (poé­tis­er c’est aus­si compter), on remet penchés les cadres qui avaient à tort été redressés par l’É­cole, et on se défait de quelques livres de Grand prix que per­son­ne n’avait découpés au delà de la deux­ième page.

Et comme la tra­di­tion n’est autre qu’un pas­sage de la torche d’âge en âge, un poète a aus­si la charge de trans­met­tre. La fréquen­ta­tion des sphères de l’in­vis­i­ble n’est en aucun cas un passe-droit, une dis­pense au souci de son temps et de ses contemporains.

Avant tout un livre de prati­cien, de lecteur de place publique qui en sait long des publics non-acquis, qui rétablit le lien entre les nuées et le terre à terre, qui pose de gênantes et per­ti­nentes ques­tions où sont en jeu le respect de la langue et celui du pub­lic (Georges Mon­ti, l’édi­teur de ce texte, m’a sou­vent par­lé du « lecteur bénév­ole »). C’est sou­vent très con­cret : à par­tir de com­bi­en de stro­phes, belles sur le papi­er mais atro­ces à l’or­eille, l’en­ten­deur de base risque-t-il de par­tir sans saluer ?

Homme de scène et de chemins, l’au­teur ne hante pas les abris ou les bunkers :

L’U­ni­ver­sité est dev­enue, dans le domaine poé­tique, la chas­se gardée des for­mal­istes : décor­ti­ca­teurs, pon­deurs d’es­sais cri­tiques, fab­ri­cants de con­cept ana­ly­tique à la tonne – bril­lants par­fois, telle­ment bril­lants, mais dont le jar­gonnage inten­sif n’a plus grand chose de com­mun avec la glèbe vivante d’où a jail­li leur objet d’é­tude (suit un extrait d’Hen­ri Meschon­nic, con­nu aus­si comme tra­duc­teur de l’hébreu des Écritures).

Même s’il n’é­pargne pas la poésie des pro­fesseurs, jamais Michel Arbatz ne tombe dans la car­i­ca­ture. Il recon­naît l’intelligence mais com­bat tout autant le for­mal­isme que le relâche­ment égo­cen­tré de bien des pub­li­ca­tions.

Au fil de ma lec­ture, j’ai sou­vent pen­sé à Gas­ton Zink, le vieux médiéviste de la Sor­bonne, s’en­tre­tenant avec le rappeur MC Solar. La mai­son com­mune de la langue trou­vait, dans leurs deux voix d’in­tel­li­gence, une defense sans compromis.

Car, à côté de Desnos ou de Char, Michel Arbatz par­le de la qual­ité poé­tique d’une cer­taine chan­son française récente, les Bertin et les Lep­rest, comme du rap des années 90. Il n’ou­blie pas pour autant de soulign­er la pau­vreté lit­téraire de ces slameurs pro­mus poètes médi­a­tiques par quelques dames patron­ness­es de la presse et de l’é­d­u­ca­tion. Nou­v­el exem­ple à l’ap­pui, on se rend compte que le (Grand) corps est moins malade que sa langue.

La richesse de ce livre tient à ce qu’il sait con­juguer des don­nées lit­téraires, spir­ituelles et soci­ologiques avec aisance, avec… naturel. Cer­taines pages sont, sur des sujets pra­tiques comme la tra­duc­tion, très pré­cis­es et éclairantes (p.120 sur Valle­jo). De même, cette lec­ture fait touch­er de très près, intu­itive­ment, par la chair des textes cités et par l’an­gle d’at­taque inat­ten­du du com­men­taire, le boule­verse­ment poé­tique du début du XXème siècle.

Dernier éloge : où que je prenne, c’est écrit. Et beau à lire à voix haute !

Qu’il me soit enfin per­mis d’a­jouter que cet ouvrage est une nou­velle borne dans une œuvre d’édi­teur. Georges Mon­ti ne pub­lie plus qu’une dizaine de livres par an : que soit saluée la cohérence de ses choix, au ser­vice, depuis Armand Robin jusqu’à Michel Arbatz, de voix qui par­lent à toute oreille une langue de l’in­con­nu avec des mots con­nus.

 

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