Ilse et Pierre Gar­nier : le cou­ple mythique de la poésie spa­tiale… Écrivant ces mots, j’ai con­science que l’im­age est facile, qu’elle jus­ti­fie cette paresse intel­lectuelle qui con­duit à ne pas lire leurs recueils. Il est vrai cepen­dant que leur(s) bibliographie(s), tant com­mune qu’individuelle(s), ne facilite(nt) pas la lec­ture. Plus de 180 titres dis­per­sés chez des édi­teurs de taille vari­able, voire les plus improb­a­bles (je pense à Ékl­i­tra, à Stu­dio Ver­acx, aux Cahiers de Gar­la­ban, à Red­fox­press, à Fidel Anthelme X, pour ne citer que ces cinq là), dif­fi­ciles à trou­ver, épuisés, mal dif­fusés, parus en France, en Bel­gique, en Alle­magne, en Irlande, au Lux­em­bourg… Aus­si faut-il soulign­er la paru­tion de cette belle et forte antholo­gie chez Al Dante (650 pages) : elle per­met au lecteur curieux de décou­vrir cette poésie par un choix qui court sur cinquante ans, de 1962 à 2012…

L’ou­vrage est divisé en trois par­ties : la pré­face d’Is­abelle Maunet-Sail­let forte de 60 pages env­i­ron, un ensem­ble qui se veut com­plet des textes théoriques et des man­i­festes qui fait dans les 180 pages env­i­ron et, enfin, un choix de poèmes spa­ti­aux d’Ilse et de Pierre Gar­nier qui occupe presque 400 pages. C’est donc un ouvrage de référence pour qui ne se con­fron­tera pas aux Œuvres poé­tiques de Pierre Gar­nier (pra­tique­ment des Œuvres com­plètes). De plus, la sin­gu­lar­ité de la présente antholo­gie est d’être con­sacrée à Ilse et Pierre, unis dans ce livre comme ils le sont dans la vie. Cet ouvrage est donc à lire absolument.

Il faut évac­uer tout de suite deux erreurs qu’on peut relever dans ce livre. Tout d’abord, dans la deux­ième page de la pré­face. Philippe Blondeau n’a pas dirigé l’édi­tion de l’an­tholo­gie Jazz pour les yeux d’Ilse Gar­nier, il en a (seule­ment) rédigé la post­face. C’est Thier­ry Chau­veau qui en a assumé la respon­s­abil­ité à L’Herbe qui trem­ble (en 2011) qu’il a créé(e), Thier­ry Chau­veau qui a ouvert le chantier des Œuvres poé­tiques de Pierre Gar­nier aux Édi­tions des Van­neaux avant de cess­er toute col­lab­o­ra­tion avec cet édi­teur… Ensuite, dans la reprise d’Ermenonville, on retrou­ve la même erreur que dans Jazz pour les yeux, à savoir l’in­ver­sion des deux derniers poèmes (que j’avais sig­nalée dans mon arti­cle paru dans le n° 991–992 d’Europe en nov-déc 2011) : Isabelle Maunet-Sail­let ne sem­ble pas s’être référée à l’édi­tion orig­i­nale d’Ermenonville

    Reste une pré­face fort intéres­sante. La poésie spa­tiale, dans la mesure où elle dis­perse à sa façon mots, let­tres et signes en général dans l’e­space de la page, néces­site un vocab­u­laire spé­ci­fique pour en ren­dre compte. La pré­face est une ten­ta­tive orig­i­nale qui va en ce sens. Si des mots comme idéo­gra­phie ou idéo­gramme, comme ten­sion ou _concision, comme con­den­sa­tion, autonomi­sa­tion ou atom­i­sa­tion per­me­t­tent cette approche et intro­duisent effi­cace­ment à la lec­ture de cette poésie, d’autres comme onde(s), vibration(s), pulsation(s) ou radiation(s) me sem­blent moins opéra­toires parce que plus sujets à inter­pré­ta­tion de la part du lecteur non aver­ti. C’est là toute la dif­fi­culté pour présen­ter cette écri­t­ure.  De même la rup­ture “avec le par­ti com­mu­niste et l’É­cole de Rochefort” n’est pas aus­si nette qu’il y paraît (même si elle fut bru­tale dans le temps) : on pour­rait relever dans les livres postérieurs à 1962 et jusqu’à aujour­d’hui des traces qui relèvent de ce passé tant dans les poèmes spa­tial­istes (je pense en par­ti­c­uli­er aux récents nano poèmes inédits à ce jour ayant pour objet Louis Aragon ou le Pays des mines) que linéaires (je pense à maints pas­sages des chroniques)… Mais je ne veux pas men­er ici une étude de ces traces.    Isabelle Maunet-Sail­let met bien en évi­dence le resser­re­ment de l’écri­t­ure spa­tial­iste d’Ilse et de Pierre Gar­nier au fil des années :“Tout se con­dense, se raré­fie : jusqu’au point ultime de fas­ci­na­tion : «le silence écrit», «le vide dans lequel le poème est ten­du». Ailleurs, elle résume par­faite­ment en quelques mots ce qu’est cette nou­velle écri­t­ure : “La poésie spa­tiale, rel­e­vant donc d’un lyrisme mys­tique ouverte­ment matéri­al­iste et agnos­tique, c’est-à-dire de pure imma­nence, n’est pas qu’une «forme géométrique» ou que «mécan­ismes, per­mu­ta­tions, com­po­si­tions». Elle est aus­si un «organ­isme», une «matière, une énergie à la fois cor­porelle et incor­porelle, à la fois sys­té­ma­tique et sen­si­ble». Ce qui explique par­faite­ment l’évo­lu­tion de la poésie d’Ilse et Pierre Gar­nier  telle qu’elle appa­raît dans le choix de poèmes qui con­stitue la troisième par­tie de l’ouvrage.

    Mais si Ilse et Pierre Gar­nier sont intime­ment asso­ciés dans cette expéri­ence poé­tique, Isabelle Maunet-Sail­let sait aus­si les dis­tinguer pour faire appa­raître la sin­gu­lar­ité de l’un et de l’autre ; mais  surtout met­tre en lumière l’o­rig­i­nal­ité de la démarche d’Ilse que Pierre n’a jamais man­qué d’ailleurs de soulign­er mais que les habi­tudes de l’époque avaient ten­dance à occul­ter. Jus­tice est donc (à nou­veau) ren­due à Ilse Gar­nier et ce n’est pas un mince mérite de ce livre. Je ne dirai rien de l’es­sai de clas­si­fi­ca­tion des ouvrages des deux poètes, il appar­tient au lecteur de décou­vrir cette typolo­gie, l’essen­tiel étant d’être con­va­in­cu dès le départ de la lec­ture que le spa­tial­isme n’est pas quelque chose de figé mais bien une écri­t­ure en per­pétuelle évolution.

Si cette pré­face est comme une plage où chaque grain de sable est sig­nifi­ant en lui-même mais n’a de sens que par rap­port aux autres grains, le livre se présente comme un univers de mots, un cos­mos dans lequel il faut se plonger. Sa lec­ture est donc indis­pens­able pour l’a­ma­teur qui désire com­pren­dre les nou­velles voies emprun­tées par l’écri­t­ure poé­tique depuis main­tenant un demi-siècle.

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