Quelle est l’u­til­ité de la poésie ? Jacques Ran­court répond à  cette ques­tion avec son dernier recueil : Quar­ante-sept sta­tions pour une ville dévastée ; par l’ex­is­tence même du livre. Qui se sou­vient aujour­d’hui de l’ac­ci­dent de Lac-Mégan­tic ? De la cat­a­stro­phe de Lac-Mégan­tic, devrais-je écrire. Qui sait où se trou­ve cette local­ité ? On ne le sait que trop, une infor­ma­tion chas­se la précé­dente et les médias de masse ne sont friands que de sen­sa­tion­nel, de sang à la une jusqu’à l’écœure­ment. L’am­nésie est savam­ment et inno­cem­ment entretenue. C’est que le prof­it rapi­de est à l’o­rig­ine de leur façon d’a­gir. C’est dire qu’au­jour­d’hui, seize mois après la cat­a­stro­phe, l’in­for­ma­tion est oubliée. D’ailleurs, je dois dire que je n’en avais pas enten­du par­ler ! Que fai­sais-je le 6 juil­let 2013, où étais-je ? Je l’ig­nore,  mais je sais qu’au­jour­d’hui, 9 novem­bre 2014, je viens de lire le recueil de Jacques Ran­court et que je sors de cette lec­ture, boulever­sé et révolté.

 

    47 per­son­nes furent tuées par les explo­sions et l’in­cendie qui furent provo­qués par le déraille­ment d’un con­voi fer­rovi­aire à la dérive trans­portant du pét­role de schiste par­ti­c­ulière­ment dan­gereux. De sep­tem­bre à décem­bre 2013, Jacques Ran­court, qui est né à Lac-Mégan­tic (Québec), écrit ce long poème. Pour con­tenir son émo­tion, il se donne des con­traintes : 47 sep­tains, 47 stro­phes en hom­mage aux 47 vic­times comme 47 sta­tions d’un chemin de croix… De fait, ce poème est d’une froideur clin­ique et d’une colère retenue. Et par­faite­ment construit.

 

    La pre­mière par­tie (six sep­tains) dresse le décor ; le poète ne dédaigne pas les don­nées chiffrées, la pente entre Nantes et Lac-Mégan­tic est de 1,2% et fait 12 km. Le train est long d’1,4 km, fait 100 000 tonnes et tracte 72 wag­ons-citernes. Mais le vers dénonce : le pét­role et les adju­vants sont dou­teux, la loco­mo­tive crache de l’huile, le train s’ar­rête pour un change­ment de con­duc­teur sur la voie prin­ci­pale et non sur une voie d’évitement.

La deux­ième par­tie (aus­si six stro­phes) décrit la ville de Lac-Mégan­tic, une petite ville par un soir d’été, où le temps sem­ble s’être arrêté. “On chante et on danse au Musi-Café”. L’im­age, la métaphore sont absentes ; on a l’im­pres­sion de lire le jour­nal… La troisième par­tie (tou­jours six stro­phes) accuse : ce con­voi de 5 loco­mo­tives et de 72 wag­ons est sous la respon­s­abil­ité d’un seul homme. La coque des wag­ons est bien mince, le pét­role qui les rem­plit a un point d’é­clair très  bas. La loco­mo­tive pose prob­lème et le feu se déclare… La qua­trième par­tie (huit sep­tains) est celle du con­traste entre le calme et l’in­sou­ciance de la petite ville et du Musi-Café d’une part et, d’autre part, la cat­a­stro­phe qui se pré­pare avec le train fan­tôme, aveu­gle, ivre qui dévale la pente sans per­son­ne à son bord. Le sus­pens est habile­ment noté par la vitesse du con­voi qui ne fait que croître : “La mort vient d’en­tr­er à Lac-Mégan­tic…” La cinquième par­tie est celle des explo­sions, de l’in­cendie et de l’hor­reur. Jacques  Ran­court agit comme un reporter et cette accu­mu­la­tion hale­tante ali­mente la révolte du lecteur. La six­ième et dernière par­tie, très juste­ment inti­t­ulée Le chant des anges, est le temps du bilan vu de manière frag­men­taire mais très par­lante. Mais c’est aus­si le temps des responsabilités :

 

“Com­ment ne pas penser à toutes ces négligences
au mau­vais entre­tien de voies et de matériel roulant
à l’é­ti­que­tage erroné de wag­ons et à leur vétusté
à toutes ces déro­ga­tions, déré­gle­men­ta­tions pour
un monde mer­can­tile, chauf­feur unique, freins insuffisants
trans­port boulim­ique de matières explosives
aban­don­nées à elles-mêmes, à la mer­ci d’elles-mêmes”

 

Tout est alors dit de ce monde fou où la course à l’ar­gent facile et rapi­de explique la cat­a­stro­phe. C’est le cap­i­tal­isme qui est ici mis en cause car toutes les com­pag­nies incrim­inées sont privées. Mais Jacques Ran­court n’ou­blie pas la sol­i­dar­ité qui per­met de ne pas dés­espér­er totale­ment de l’homme.

 

 

 

    Ce réc­it-poème restera longtemps dans la mémoire de ceux qui le liront (plus longtemps en tout cas que les infor­ma­tions fausse­ment indignées et lénifi­antes déver­sées par les télévi­sions, les radios com­mer­ciales ou offi­cielles) par l’hor­reur glacée qui s’en dégage. Mais aus­si par les accu­sa­tions qu’il porte. Jacques Ran­court a trou­vé le ton juste pour par­ler de l’hor­reur du drame mais aus­si de l’hor­reur économique qui n’en finit pas de gan­gren­er la planète…

 

 

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