Jane Angué, Cinq poèmes

Par |2023-03-06T08:36:08+01:00 1 mars 2023|Catégories : Jane Angué, Poèmes|

Chartres, cam­pagne 1982 : amphore

Écor­chant la peau boursoufflée
des siè­cles, nous met­tons à nu
mus­cles et nerfs noueux,
écartés à coup de pioche.
J’incise, son­dant les chairs froides,

fouil­lant les os de ta cité,
les os de tes langues anciennes,
les os de ton nom, ton voyage ;
ensem­ble, mêlés à la moelle friable
nous nous trouvons.

À genou dans la pous­sière grasse
de cen­dre et tuile, j’extrais les tessons,
lais­sant dans la gangue le négatif,
pièce manquante
empreinte de ton cachet.

Vidant seaux et brouettes,
funam­bules glis­sant sur les planches
qui ploient, nous quit­tons novembre,
raclant la boue sur nos bottes,
sor­tant du puits du passé.

Calés dans le bac de sable, tes flancs
frac­turés, courbes en arc brisé.
Temps atten­dant, sous les gargouilles,
arcs-boutants sou­tenant l’air d’hiver,
cathé­drale scel­lant ton histoire,

la pluie nous regarde der­rière la vitre
posés devant le jardin
de l’évêché ; sor­tis du puits du passé 
décon­stru­its, je te reconstruis,
ton argile la couleur de ma main.

Corps à Corps

À cor et à cri
son éti­olé en sourdine

chas­se en chassé-croisé
regard à la lisière

d’entente malen­ten­due
ce corps à corps déphasé

pas de deux cer­clant disharmonie
son­dant con­so­nance à demi-mot

crachant sang d’encre
courant à corps perdu

vers voix à court de verbe
ancrés encore au cœur

corps accords
cri­ant créant écrit

Arrière-goût

Il y avait trois gâteaux.
Nous nous par­lions encore.

Du bout des doigt
il me ten­dit un morceau,

l’approcha de ma bouche pour goûter.
Je l’ai pris du bout des lèvres

et j’acquiesçai.
Pour éviter les miettes

sur la jupe que je portais,
il posa une tranche

avec une atten­tion surprenante
sur une servi­ette en papier.

De sa main à la mienne,
je l’ai mise sur mes genoux

et je ramassai,
comme chaque mot

qu’il avait prononcé,
miette

après miette
du bout d’un doigt mouillé.

Bicéphale

Ce silence solipse se glisse
le long des pas en cadence

dans un couloir qui résonne
solil­oque polyphonique

pen­sée unique cantonnée
aux can­tiques des poètes

refrains récipro­ques réfrénés
des cordes acoustiques.

Ce silence se hisse
sur la pointe des pieds

his­toire anci­enne adoucie
faire un clin d’œil

au creux de l’oreille
précède l’ambivalence

et nous suit, pause ;
à con­tre­point nous sourit.

Arabesques

Six heures s’étirant, le cer­cle s’allonge, orteils en alerte
tâtent le car­relage et une nou­velle fronde se déroule

par la fenêtre ouverte, un cer­cle se scinde, cin­tre une copie
de la matrice. L’air de la nuit se rétracte, brouil­lard rose-ambré

fait entr­er ce jour ; un toi de plus ouvrant la porte
sans te retourn­er, cette volute s’arrête mort-née en attendant

la boucle suiv­ante qui s’apprête, ondu­lant encore, par chemins
d’arabesques pous­sant sans racine pour s’achever mi- courbe,

défer­lements de traits en pointil­lé, chaque jour
coupés quand la porte se ferme, aucun lien pour réunir

les écarts, aucun entier à tenir. Quand tu pars, c’est le tout.
Tasse de café, cig­a­rette, les mots s’évaporent en fumée

et vapeur, les anneaux roulent, s’enlacent, se dissolvent
pour repren­dre, pren­dre fin et fin, miroirs enguirlandés,

ombil­i­cales spi­rales sec­tion­nées avant conspiration
et retourne­ment ; con­ver­sa­tions inachevées, creuses,

glis­sant à la sur­face pat­inée, polie par usage désabusé,
éter­nel com­ment ça va ? Et on va sans voir.

Je ne puis faire pouss­er les feuilles, celles que nous sommes,
répéti­tions de flux tron­qués, con­tin­u­um d’interruptions,

éclipses diurnes, ryth­més par son­ner­ies qui coupent
la ques­tion, coupent court à l’approximation, malentendus.

Dernière heure, dernière minute, jusqu’au temps à venir,
piège en arabesque, enfer inex­tri­ca­ble, virevoltant,

vien­dra, revien­dra par déroute­ment, main ten­due, déliée.
Par ce présent de com­mence­ments, en avant, me déployer.

Présentation de l’auteur

Jane Angué

Après des débuts dans le domaine de l’archéologie Jane Angué étudie le français à King’s Col­lege à Lon­dres puis s’installe en France. Agrégée d’anglais, elle écrit en français et en anglais. La lec­ture et l’étude de la poésie font par­tie du tra­vail avec ses élèves et elle ani­me des ate­liers d’écriture à l’occasion du Print­emps des Poètes.
Des textes en anglais sont pub­liés dans The Dawn­tread­er, Amethyst Review, Ink, Sweat and Tears, Acu­men, Erbac­ce 61 et 67, The High Win­dow, Alle­gro et morphrog
En français des textes sont parus dans incer­tain regard, Le Cap­i­tal des mots, Poésie/première n°74, Mille-feuille (Chica­go), Tra­ver­sées n° 96 et 102, Flammes Vives et Arpa n° 131 et 137–138.

© Crédits pho­tos DR

Bib­li­ogra­phie

des Fleurs pour Bach, 2019 dans la Col­lec­tion Encres Blanch­es, N° 771, Édi­tions Encres Vives.

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