Au milieu de quelques hom­mages qui ont été ren­dus à l’au­teur, un arti­cle déjà ancien d’Yves Char­net me paraît le mieux à même de dire l’e­sprit de ce dernier recueil : « aux pres­tiges du lit­téraires, tu préfères t’adress­er au frater­nel incon­nu qui, comme toi, chercherait dans les mots à com­pren­dre quelque chose, enfin, au sim­ple fait d’ex­is­ter ; d’être, oui, là ».(*)

Pour­tant les vers, en principe, ça parait sérieux. De la poésie qui se voit. Des son­nets en plus, rien que des son­nets. Bien sûr pas des son­nets à la Oronte : « Son­net… C’est un son­net… » Mais ce côté arti­san, com­pagnons du devoir, de quelques maîtres au ciseau joueur, léger et pré­cis, d’ailleurs cités à l’oc­ca­sion, Léon-Paul Far­gue, Mon­sieur Tardieu qui expli­quait que ses out­ils d’ar­ti­san sont vieux comme le monde ; mais que dire des miens / rouil­lés rognés brisés / (…) out­ils de bricoleur / qui ne sait rien de rien

L’au­teur en vieil­lard empor­teur de pièce, sans illu­sion, arrière-ton­ton rigo­lard, redresseur de tort ?

Mais voilà une pos­ture qu’après tout ce monde sait fort bien digér­er avec tout le reste. Il est une heure pour ça, et même des col­lec­tions littéraires.

Alors revenons à ce titre fausse­ment sim­ple, qui a l’air d’aller de soi. Cela fait un moment que le « sérieux » ne fait plus ven­dre. C’est du léger, du pétil­lant, du con­vivial qu’on veut.

De quel sérieux par­lait donc Jean-Claude Pirotte ? Le sérieux qui se cache sous la décon­trac­tion. Sous les mots spir­ituels des puis­sants, grands faiseurs de nom­bres et de pour cent, qui lisent Ker­ouac en avion, jurent par Dali et Bre­ton, et agré­mentent leurs récep­tions avec du rock déjanté.

… les puissants
qui ne peu­vent vivre sans
lire leur mon­tre à l’envers
 

pour faire la nique au temps
ils peinent multipliant
les sauts autour de la terre
 

ils jurent de ne pas vieillir
en répan­dant leurs sourires
à toute heure vainement
 

Pirotte ne souri­ait plus guère : je décède à petit feu. La mort qui rodait avait beau lui faire son beau numéro de vamp, il n’y a vrai­ment pas de quoi rire. Il ne pre­nait pas l’air gai des vieil­lards qui ont pré­paré leurs obsèques à l’a­vance. Et il dégom­mait leur faux détache­ment d’une sim­ple parenthèse :

nous n’au­rons pas de regrets
(c’est ce que nous prétendons)

On ne l’en­dor­mait pas plus avec l’e­spèce d’oxy­moron à la mode de « développe­ment durable ». Les yeux ouverts, il mon­trait ce qui est : la tor­peur de la canicule / désori­ente les cal­culs / (…) les ani­maux tirent la langue/ la vache sent tourn­er son lait / on voit jau­nir le cerisi­er . Une grande foire effarante : c’est un vent chaud qui fera / de ce nord un sahara / (…) la glace qui aura fon­du / va servir à la fon­due / on aura du saucis­son / de singe à tous les repas / et les névés sous nos pas / brûleront comme un tison .

Mais je sens qu’il nous par­lait moins du réchauf­fe­ment cli­ma­tique que d’un grand mélange de tout avec tout. Les gens sérieux qui doivent s’ab­stenir de lire ce livre sont ceux qui croient que le foot­ball (un sim­pliste jeu de pieds), ça vous fab­rique un homme. Ceux qui se sont fichu de l’é­cole… pas très Pink Floyd, mon­sieur Pirotte ! Savent-ils encore lire ? Car, partout, ça cite à tort et à tra­vers, grande con­fu­sion, la soupe à tous les étages :

la tem­pête sous un crâne
a envahi tous les crânes (…)
elle atteint bien­tôt son but
qui est de décerveler
pour ven­dre du cervelas
 

À l’homme sérieux qui chas­se l’en­nui / (et) fab­rique le par­adis, cette poésie offre le bil­let retour dans la quo­ti­di­enne tragédie :

c’est un chat mourant qui m’observe
il me demande guéris-moi
toi l’homme à qui j’ac­corde foi
il ne suf­fit pas de m’aimer

… et dans la grande trahi­son de l’his­toire moderne :

vous  avez lais­sé le village
mourir sans vous du fond des âges
et vous bat­i­folez dans l’air
méphi­tique de vos salaires

 

Pas drôle pour du pas sérieux !
Pour­tant la grav­ité est rat­trapée par quelque chose.
Ça ne ressem­ble pas à des impré­ca­tions, l’au­teur ne se pre­nait pas au sérieux :

c’est vrai nous sommes tous fous
Crev­el a rai­son l’estime
que l’on a de soi varie
à l’aune de la folie

Chercher du côté du vers, la cadence imper­ti­nente de l’hep­tamètre dans les pre­miers son­nets, comme une marche à cloche pied ?

Une légèreté aus­si, un art de vieux maître à peine frôlant du pinceau la feuille (traduis : la décon­cer­tante sim­plic­ité du vocab­u­laire), voilà, ça vit sous tes yeux. Et plus que léger, ce recueil est libre, d’une lib­erté dés­espérée. « Nous n’au­rons jamais été plus libres, écrivait encore Yves Char­net, libres de nos mots et de nos chimères qu’en ce temps où le poète est méprisé comme per­son­ne ». Lec­ture secrète. Frater­nel incon­nu, ne sens-tu qu’il te par­le, sans muraille ni con­ve­nance, dans un style épuré et par­faite­ment libre.

Et sa lec­ture te libère de cette foutue espérance qui pousse à courir tou­jours plus vite pour se délester du temps :

j’ai tou­jours été très fort
par­ti­san du moin­dre effort
je simule ici et là
l’al­lure du koala
 

mais quand la nuit je m’endors
c’est en rêvant au poème
que je n’écrirais moi-même
pas même pour un pont d’or
 

je préfère à mon réveil
savoir qu’il a pris la veille
la forme d’une fumée
 

qui a rejoint les nuées
et dis­posé la buée
de l’ou­bli sur les années

Com­ment ne pas rêver que, dans cet oubli, sa sil­hou­ette a rejoint celle d’An­dré Dho­tel, lui-même si attiré par ces éten­dues de silence où s’abreuve l’imag­i­naire, la foi, la vie.

Pirotte nous a une dernière fois con­vié à sa table, ‑pas de nappe, le vin est simple‑, que nous riions de nous-mêmes et de notre van­ité et de la vie qui dimin­ue et de ce qui s’en éva­pore, vers les nuées.

 

Note : Dans le blog Esprits Nomades, qui reprend cet arti­cle d’Yves Char­net : « La poésie, la vie pro­fonde, Let­tre à Jean-Claude Pirotte » paru en 1997 dans le n°13 de Pré­texte.

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