Alors on garde le silence
comme une pierre de couleur
dans un sac de sel.

J‑C T

 

         Une prétéri­tion ouvre le livre : « Je ne vous par­lerai pas d’un pays… », mise en abyme du poème que n’écrirait pas celui que la Bre­tagne enchante, en source et place du livre, « le bleu des yeux des femmes ». Le poète ne trace pas un por­trait glob­al, vu du ciel, de cette pointe nord de la pénin­sule armor­i­caine, la côte du Tré­gor. Il trans­met des per­cep­tions et sensations.Une propo­si­tion qui saisir­ait pour définir un lieu ses couleurs par­ti­c­ulières, sa tonal­ité per­cep­ti­ble et inde­scriptible comme ADN inscrit autant que sug­géré. En regar­dant sim­ple­ment ou l’écrivant. Tout part de la Bre­tagne dans La Vie blan­chit : le poète lit-il le temps qui passe dans ce proces­sus sug­géré par le verbe ?

Rose des rochers de gran­it en chaos immo­bile, rose ou ocre, selon les heures, du phare de Men Ruz, gris du ciel et des rideaux du Café de la Poste de La Clarté, gris du tabac que roule François, le marin pêcheur, noir pro­fond des cor­morans qui sèchent leurs ailes au soleil, éclair brun de la martre qui tra­verse le sen­tier, grèves blanch­es, blanc d’un galet et du « grand bol » dans lequel Marie sert le « café à la chaussette »…

Et puis le bleu. Celui du ciel et des hort­en­sias, celui des homards que François prend dans ses casiers, bleu « des yeux des femmes » gag­né par la mer ou l’horizon ? Couleur surtout peut-être des sou­venirs d’enfance du poète, et de ceux que se con­stitue, à son tour, sa fille. Et bleu sans doute égale­ment des poèmes de Georges Perros :

 

« Il y a tou­jours un peu de Paradis
Sur notre boule terrestre
La Bre­tagne en a gobé une bonne partie
[…] ne s’y sent-on pas
Moins déserté qu’ailleurs
On s’y arrête
Au gré de je ne sais quel bon vertige
Entre la mort et la vie brève
Entre la mer t le soleil
Qui l’éclabousse en bran­le-bas »1

 

Le titre de la pre­mière par­tie du livre de Jean-Claude Tardif,Autour dePer­ros, fait hésiter le lecteur : s’agit-il de Georges Per­ros ou Per­ros-Guirec ? L’homonymie per­met au rêve de gliss­er de l’un à l’autre, la côte de gran­it rose, le pays bleu ou le poète Georges Poulot qui trou­va ici son nom d’écrivain.

Alors fleu­rit en phrase le lex­iquede la Bre­tag­ne­sus­ci­tant en nous ces représen­ta­tions famil­ières et secrètes tout à la fois : « sal­icornes », le mot du rêve qui com­pose sur « licorne » la végé­ta­tion d’une région aux par­fums exhalés et rêvés. Peut-être un « mousse » pour garder les his­toires des veil­lées – ou chanter aveccelui à l’accordéon oscil­lant le soir sur un banc qui réu­nit les marins. Je lis, je recon­nais, je récite :« Pors Mabo », la « Renote », une géo­gra­phie de rivages et d’écume qui cerne le con­tour des Sept-Îles. Voilà le charme d’une con­vo­ca­tion salée autour des ter­res, en pleine mer, près des « ajoncs », « mou­ettes » et « macareux ».

         « Je ne vous dirai pas… » pour­suit le poète : autant d’arrêts et de noms, aux fron­tières du songe et du quo­ti­di­en, telle unemé­moire qui rassem­blerait ses com­posantes « comme on lance un cri à la mer ». Se laiss­er bercer alors par le ressac des vers où les noms pro­pres (Bréhat, Coz-Pors…) et les noms com­muns (le « phare », le « vent », « l’horizon »…) alter­nent et dessi­nent ce paysage bre­ton, réel et onirique, cer­clé d’ « ocre sur le gris du ciel » :

« De cha­cun nous con­nais­sons le nom. »

Pays rose, à ses heures, à Ploumanac’h, là où « pétrels et milouins », dans leur immo­bil­ité, répon­dent par­fois au calme de la mer. Il s’agit d’instants pré­cis, « [c]e matin », pour­tant le temps sus­pendu livre une essence éter­nelle, celle du mou­ve­ment con­tinu entre « bruyères et ajoncs », sur le sen­tier des douaniers, relief arron­di que le vent lisse et que la végé­ta­tion de ce bord de mer com­pose en mêlant les couleurs.

« [E]nclos » parois­sial bor­dé d’hortensias, bistrot tout proche, on croise « Marie sur son seuil » et quelques mots du quo­ti­di­en, un sourire, une donne ordinaire :

 

« Elle a les yeux d’un bleu profond,
pareils à la mer après un naufrage. »

 

Je lis, je retrou­ve les noms d’un itinéraire suivi – qui va là : la Mai­son des Traouïeros… « Nous nous arrê­tions » écrit le poète nar­ra­teur, le répé­tant, les haltes et ses rites, moules marinières, saucis­son chaud et la bouteille de blanc. Entre les lieux, le temps a ver­sé sa pous­sière et les pêch­es ne sont plus mirac­uleuses, pour­tant le chemin, le même :

 

« et ser­rer un peu plus la main de celle que j’aime
comme j’aime ce pays. »

 

Ain­si s’achève la pre­mière par­tie de ce livre qui en compte cinq.Alors, La Vie blan­chit, parabole nour­rie d’un soir aux « mem­bres gourds », les mois se suc­cè­dent en couleurs (bleuets et coquelicots) :

« Le soir s’en vient tou­jours trop tôt »

Dans la ritour­nelle du jour, il glisse ses signes blancs éton­nants comme les cheveux d’un vieil­lard où le sel avance, paroles du grand-père à l’heure où la coc­cinelle mon­tre ses points, ponc­tu­a­tion d’encre, tiret entre deux temps, deux généra­tions. Le poète écoute l’Espagne dans la musique de Manuel de Fal­la, comme Georges Per­ros évo­quant « la vie brève » dans l’extrait des Poèmes bleus que nous avons cité.Se con­te ou se chante le sou­venir de « ceux qui jamais ne revien­dront ». Toute trace légère « sur les laiss­es de la nuit », quelques signes qui ne chang­eront pas le cours du temps.Lire « le vieux Mon­taigne » à Tré­gas­tel et boire dans un bar une « rousse / bière de bon­nets rouges / et de baies de sureau » en éprou­vant l’absence de l’ami, Jean-Claude Pirotte.

Régions tra­ver­sées, celles de France, comme les Vos­ges et la couleur des fruits, baies écrasées ou « liqueur mai­son »,ou pays éloignés, la Turquie par exem­ple, autant de nuances et de lieux, de moments partagés. Entre les généra­tions, matin et soir réu­nis, « la stèle des dis­parus en mer », quelques noms du pays de mer. Orig­ine et trame des per­son­nes croisées qui lais­sent un sourire ou leur nom gravé. L’impact est le même et l’énigme du poème : com­ment s’écrit-il ?

Venu se recueil­lir à Can­isy, le poète regarde la mai­son où vécut Jean Fol­lain, lit la plaque, « toutes les couleurs du monde », ce même mys­tère du bleu que le blanc assaille alors que la façade ne fixe pas le gris de la pluie. Légèreté étrange comme le chant des insectes, « les cigales strid­u­lent » « vingt jours seule­ment ». Et le papil­lon, quelle ombre pos­si­ble pour telle légèreté ? Nota­tions, fil d’une sen­si­bil­ité tra­ver­sant le miroir des mots, la voix ne s’est pas tue. Celle du père chante et voi­sine « une mésange et un verdier » pour accueil­lir celle du cœur, Puisqu’il me faut par­ler d’elle. Point de regret, la néces­sité dite, affir­mée, après les évo­ca­tions suc­ces­sives du livre :

« Elle sera là demain. »

Présence déclinée en « ses mains », sa marche, sa peau, le blanc du talc et de la neige pour ouvrir le poème avant Le Jour­nalier, chaque jour de la semaine nom­mé. Jeu du fac­teur et des mots, pour un jour une mise et les couleurs red­ites en terme de fleur, le coqueli­cot s’il se meurt, « un peu de sang sur un mou­choir ». Il rap­pelle ce jeu d’enfant où l’on tourne déposant der­rière une des per­son­nes assis­es le mou­choir qui per­met de se lever à son tour et de rat­trap­er l’autre – le temps ? Femme aimée ten­ant entre ses mains les heures et le tis­su léger frois­sé qu’on dépose entre « papil­lon de nuit » et « cerise », insectes et les fruits qui ont tra­ver­sé le livre pour revenir auprès de celle dont « la peau […] psalmodie la neige ».

Au tour de la dernière par­tie reprenant la suc­ces­sion des jours, Sept poèmes au goût d’oiseau. C’est qu’ils trans­portent un monde de voy­ages, ceux du poète et du livre, « pays loin­tain des grands cha­grins ». Source déplacée des songes, une mélodie légère portée par les nuages et les ailes, entre le mur­mure et le chant.

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1 Georges Per­ros, Poèmes bleus – Édi­tions Gal­li­mard, Le Chemin, 1962.

 

 

 

 

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