Le nou­veau recueil de Jean Jou­bert, L’alphabet des ombres,  pub­lié aux édi­tions Bruno Doucey en avril 2014,  émeut et frappe. Une forme de quin­tes­sence de sa poésie sem­ble être atteinte ; les trois sec­tions qui le com­posent, Chemins de terre, Retourne­ment de la parole, Mai­son de miroirs, « recueil­lent » en effet textes épars ou inédits, et de leur assem­blage médité naît un sens qui éclaire l’œuvre.                                 

Qui fréquente la poésie de Jean Jou­bert chem­ine famil­ière­ment , de recueil en recueil, dans un univers peu­plé de mythes, de dieux païens, de fan­tômes bien­veil­lants, qui habitent et cohab­itent dans un monde bien réel, ter­restre et ter­rien : fan­tôme du père, de la mère,  et des êtres chers comme l’oncle Georges le saboti­er, fan­tôme du pre­mier amour, femmes de chair réin­car­nées en fig­ures mythologiques ou légendaires, tout est signe, tout fait signe, dans une sorte de syn­crétisme cher à  Gérard de Ner­val. Plus que jamais se pro­duit  « l’épanchement du songe dans la vie réelle », dans la prox­im­ité sen­si­ble d’« alliés sub­stantiels »  nom­més et salués : Magritte, Pierre Cay­ol, Raphaël Ségu­ra, Michel Fab­re, Chris­t­ian Mar­tel, Sylvie Deparis, mais égale­ment d’autres pein­tres frères comme  Gus­tave More­au ou Odilon Redon.

L’alphabet des ombres pro­posé par le titre n’est pas un alpha­bet obscur et her­mé­tique, mais pose une fasci­nante énigme, telles celles que  posent les rêves. « Le rêve est une sec­onde vie » dit Gérard de Ner­val, et c’est cette impor­tance que lui accorde Jean Jou­bert, comme un signe venu d’un incon­scient mys­térieux où, à la manière antique, le poète est vis­ité par les dieux et tente de saisir leur message.

Cette propen­sion à entr­er dans un univers presque fan­tas­tique est d’autant plus trou­blante que cet univers est enrac­iné dans les réal­ités les plus élé­men­taires : la terre, le sable, les galets, le lierre, la fougère, l’arbre… Le paysage, le ter­ri­toire, enfan­tent la légende. Les hommes se muent en cerfs ou en arbres, les femmes sont lierre ou fougère, l’humanité s’hybride avec le végé­tal, le minéral, l’animal.

Il y a pour Jean Jou­bert une «  fron­tière poreuse » entre le rêve et la vie, entre les vivants et les morts… La « sor­cel­lerie évo­ca­toire » de la poésie est-elle capa­ble de la franchir ?

 

Retourne-toi avec pru­dence. Regarde.
L’enfant là-bas
Assis sur une chaise, près de la pompe,
Dans le léger brouil­lard d’avril :
L’enfant qui tient dans ses bras
Un chat noir
Et te regarde,
C’était toi,
C’est encore toi
Mais au fond de quel gouffre ?

*

L’enfant amasse les branches.
L’homme les brûle.
Du bout de son bâton,
Le vieil­lard écrit dans la cendre
Le nom secret de Dieu,
L’alphabet des ombres

.

« Alpha­bet des ombres » p.38, dans « Chemins de terre »

 

Là se trou­ve peut-être une des clefs du recueil : sont réu­nies les fig­ures de l’enfant,  de l’homme et du vieil­lard. Les trois âges de la vie  coex­is­tent dans une sorte d’ubiquité tem­porelle. Cer­ti­tude ou croy­ance que le passé n’est pas gom­mé, mais con­tin­ue d’exister dans l’épaisseur de temps qui nous con­stitue ? Les couch­es tem­porelles se super­posent, sont inscrites suc­ces­sive­ment et c’est ain­si que se con­stru­it le sens de la vie.

 

Images récur­rentes, obses­sions, con­stantes, le poète par­court le monde onirique qu’il tente de déchiffr­er, lais­sant venir les visions, dans une atti­tude de sage, de mage, de vieil­lard proche de la révéla­tion. Jean Jou­bert nous entraîne main­tenant dans « les avenues de la vieil­lesse », dans la sagesse de ce grand âge qui autorise le poète à tir­er des leçons de la vie, dans le « voy­age d’ hiv­er » auquel il s’est résigné, que, de recueil en recueil, il ne cesse d’entreprendre, et auquel il a fini par consentir :

 

Et moi, vieux poète, déjà au bord du som­bre fleuve
me voici sous ma lampe, dans cette grange – mon atelier-
où jadis, me dit-on, vécurent la mule, le cochon et la volaille,
me voici donc dans cette désor­mais cav­erne de livres
à démêler dans la nuit les lour­des mèch­es de la mémoire.

 « Les trois lam­pes », p.57, dans « Retourne­ment de la parole »

 

Ren­con­tré dans la mai­son d’enfance, le fan­tôme du père, « une sil­hou­ette vague et comme trans­par­ente »,  tente vaine­ment la parole, reste pro­tecteur, bien­veil­lant, dans l’ambivalence poignante du cha­grin de l’absence et de la force de la mémoire.

 Car Jean Jou­bert, on le sait, est l’homme des  «  deux versants ».

Les  deux ver­sants , poème dédié à la poète Denise Lev­er­tov, dans le recueil La Main de feu (Paris, Gras­set, 1993), évoque la dou­ble propen­sion du poète à l’ombre et à la lumière, cette « pos­tu­la­tion simul­tanée » définie par Baude­laire, mais qui prend la forme chez Jean Jou­bert d’une lutte dialec­tique entre le désir ardent de vivre, et la ten­ta­tion de tomber, de som­br­er, de céder aux idées noires. C’est le fonc­tion­nement même de la créa­tion chez Jean Jou­bert,  qui procède autant du pes­simisme que de l’envie de vivre, et cela en même temps, dans une con­tra­dic­tion assumée et fructueuse ; c’est  dans la syn­taxe  que se lisent les « deux ver­sants » de l’auteur,  avec dans ce recueil un usage accru des formes syn­tax­iques favorites : injonc­tions et interrogations.

 

Cours, poète, cours
dans la forêt du verbe,
respire, inspire,
avale au vol une virgule,
souf­fle une métaphore.

« Cours, poète », p.80, dans « Retourne­ment de la parole »

 

Injonc­tions, exhor­ta­tions à soi-même, à accom­plir sa tâche de poète et à jouir d’être vivant, côtoient les inter­ro­ga­tions de plus en plus nom­breuses et angoissées :

 

Dans quel âtre, sur quelle table
Trou­ver le feu et le pain ?

« Alpha­bet des ombres », p33, dans « Chemins de terre »

 

Et cette voix ardente et déchirée
Que fait-elle à rôder sur une terre de silence ?

« Les troix voix » I, dans « Retourne­ment de la parole »

 

Le com­bat à men­er est de vain­cre la peur des désas­tres, guer­res, cat­a­clysmes, ce monde ter­ri­fi­ant qu’évoquaient les textes du précé­dent recueil Etat d’urgence  (Edit­in­ter,  2008),  mais aus­si la peur de la mort et le doute métaphysique.

L’ordre don­né à soi-même et aux autres est par­fois « carpe diem »,  à la manière d’Horace et du cher Ronsard :

 

Approche-toi, amie,
Apporte sur ton sein l’oubli de la terreur,
Et, cœur à cœur,
Parta­geons de ce jour la grâce fugitive.

« Après les étreintes » p 64, dans « Retourne­ment de la parole »

 

 Cueil­lir le jour ramène par­fois à la cru­auté d’un temps de la vie qui se situe Après les étreintes, dans la nos­tal­gie du Jardin d’Eros. Jeune morte amoureuse, fille échevelée, vis­i­teuse masquée par sa chevelure, sor­cière ou nymphe, les fig­ures de la femme hantent la Mai­son de miroirs comme les Chemins de terre, dans l’ « éro­tique-voilé » qui reste la tonal­ité favorite des évo­ca­tions amoureuses du poète.

Ain­si, Onirique est le titre don­né au réc­it-poème d’une de ces trou­blantes vis­ites, comme pour se ressaisir :

 

Voyez comme, dans l’âge,
Les nuits trouées du solitaire
Se peu­plent d’énigmatiques images.

« Oniriques », dans « Retourne­ment de la parole », p.88

 

Et le poète, s’adressant à lui-même, s’assigne une tâche, se donne une fonc­tion, se nomme non pas « rêveur sacré », ni « voleur de feu », ni « phare »,  mais, hum­ble­ment : veilleur, guet­teur, sen­tinelle, pêcheur d’images, quê­teur d’étoiles, laboureur des mots, jardinier… 

 

 

Eclaire ta charrue
et comme jadis
dans les ter­res d’enfance
trace ton sil­lon droit
sous le regard com­plice des étoiles

… ….

L’âge venu, tou­jours la lune veille et te protège
toi, laboureur des mots,
à la lisière de la nuit

« Silence » II, p.49, dans « Retourne­ment de la parole »

 

Jar­dinier, arme-toi de ta sueur,
salue le ciel,
remue la terre la plus noire.

A la sai­son de sève et d’espérance
sème dans les sillons
et prie pour que la lune les protège…

« Jar­dinier », p.74, dans « Retourne­ment de la parole »

 

 

Les images endossées évo­quent l’origine paysanne et l’attachement à la matière, le lien physique du poète avec le monde pour qui l’écriture n’est pas seule­ment cérébrale ; les tâch­es assignées au poète rap­pel­lent le tra­vail, le labeur (et donc la souf­france) de l’écriture pour faire ger­mer la parole et la sat­is­fac­tion d’obtenir le renou­veau, la résur­rec­tion, de par­ticiper au cycle naturel ; l’écriture est de l’ordre des Géorgiques de Virgile. 

Une des sec­tions du recueil porte le titre « Retourne­ment de la parole » (c’était le titre ini­tial du poème « Eveil » et le titre ini­tial du recueil). Dans un geste puis­sant, il s’agit bien de retourn­er la parole comme on retourne la terre pour l’ensemencer, mais l’image porte aus­si l’idée de retourne­ment de sens, de revire­ment ; la parole est retournée pour être por­teuse d’espoir :

 

Voici enfin retourne­ment de la parole
comme une terre noire que la char­rue partage,
que le soc fend et verse, et, débourbés,
ce sont de jeunes mots, des oubliés
qui s’arrachent et luisent
dans la grâce du petit jour.

« Eveil » III, p.43, dans « Retourne­ment de la parole »

 

Si Jean Jou­bert ne croit pas en Dieu, il croit aux dieux, aux « menus dieux cam­pant sous nos paupières », ou « blot­tis dans les replis du monde », ces dieux présents dans la forêt d’enfance du Gâti­nais et qui com­posent sa mytholo­gie per­son­nelle, autour des fig­ures de Diane, Orphée et Nar­cisse.

On se rap­proche d’une vision antique du poète vis­ité par les dieux, por­teur d’un mes­sage sacré. Le poète est dans le secret des dieux et fait signe au com­mun des mortels.

 

Sur la cen­dre et le sang
Un mage aveu­gle trace du bout de son bâton
Les derniers signes d’un alpha­bet des ombres

« Traces » II, p.45, dans « Retourne­ment de la parole »

 

 Cet « alpha­bet mag­ique » tracé dans la cen­dre fait du recueil tout entier un geste de trans­mis­sion du poète.

 L’alphabet des ombres per­met de créer le lan­gage des ombres, et ce titre met en relief le côté som­bre de sa poésie.

Pour­tant, si le poète assem­ble les signes de «  l’alphabet des ombres », c’est, selon la manière para­doxale qui lui est pro­pre, et donc con­traire­ment à ce que l’on attend, dans un sur­saut d’espoir, dans un « retourne­ment »,  « dans un désir de célébra­tion et de lumière ».

 

 Ecris l’histoire du désastre

mais aus­si, avec des mots de sève,
 l’inflexible espérance.

« Atome déchu », p.82, dans « Retourne­ment de la parole »

 

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