“Jamais mieux”  se présente comme une suite de notes qui dépassent rarement la dizaine de lignes et jetées sur le papi­er dans un ordre indis­cern­able, pour ne pas dire dans le désor­dre ! Comme elles vien­nent à l’e­sprit, dans le plus beau des hasards. Jean-Pierre Georges les recueille pré­cieuse­ment pour en faire un livre qui ira rejoin­dre la cohorte des vol­umes qui s’ac­cu­mu­lent à l’é­tal des libraires. Est-il inutile pour autant ? Puisque “ces notes ne sont des­tinées à per­son­ne, elles sont lancées dans le vide”. Je ne le pense pas puisque Jean-Pierre Georges est atra­bi­laire comme à son habi­tude et que, par là, il inter­pelle un lecteur qui, sans ce livre, ne se poserait pas de questions.

       Ça com­mence bien et fort : “Le mar­ronnier, on n’est pas fin août et il a déjà fait sous lui son tas de feuilles sèch­es, rien que pour m’emmerder, je sup­pose” et ça se ter­mine par “Chez Valéry […] on ren­con­tre sans cesse le mot “niais­erie”, il ne l’aimait pas, chez les autres bien sûr (les poètes) et encore moins chez lui…”  Entre ces deux notes : env­i­ron 150 pages… 150 pages de nota­tions, de réflex­ions, de bribes, d’apho­rismes… C’est réjouis­sant, ça amène à réfléchir, ça rel­a­tivise notre con­di­tion ou l’é­tat dans lequel on arrive à l’âge qui est le nôtre, ça agace : c’est selon. En tout cas la “niais­erie” n’of­fusque que celui qui la profère quand il s’en rend compte. Jamais le lecteur, car ce dernier est infor­mé des faib­less­es de l’au­teur, il en apprend ain­si beau­coup sur l’hu­maine con­di­tion… En tous cas, les pro­pos de Jean-Pierre Georges ne sont pas des niais­eries. Mais dit-il vrai quand il écrit : “Le cour­ri­er entre poètes étant la pra­tique hyp­ocrite par excel­lence, je mets deux heures à faire une let­tre dont je suis mécon­tent — il faut dire que je véri­fie main­tenant un mot sur deux dans le dic­tio­n­naire !” ? Il est vrai que je reçois un mot de lui de temps en temps, de plus en plus espacé. Et rel­a­tive­ment bref. Ces pro­pos cor­re­spon­dent-ils donc à une quel­conque vérité ? Je ne sais trop, mais ce que je sais, c’est que Jean-Pierre Georges dit vrai, indépen­dam­ment des rap­ports entre ses dires et son his­toire per­son­nelle. Et je prends plaisir à le lire tout en m’ex­cla­mant à l’oc­ca­sion “c’est bien vrai”  même si par­fois je me dis qu’il a tout faux ou qu’il exagère. C’est de cet écart que naît ce que je per­siste à désign­er comme poésie… Reste à s’in­ter­roger sur le statut de ces notes.

        C’est à un exer­ci­ce de lucid­ité dou­blé d’une impudeur cer­taine et d’une sorte d’au­to-déri­sion que se livre Jean-Pierre Georges. Il est sou­vent le sujet de ces notes : “Il n’y a nulle com­plai­sance dans ces pages car l’au­teur ne s’é­pargne pas” écrivais-je en 2010 à pro­pos de “L’Éphémère dure tou­jours” et c’est tou­jours vrai. L’hu­mour n’est pas absent : “Je ne sais plus qui dis­ait exacte­ment la même chose que moi en 738 av J‑C”. Il y a dans les fan­tasmes sex­uels de Jean-Pierre Georges une sorte d’ap­proche de la réal­ité. Ces notes sont une façon “de lancer des miettes à la mort”. Et si les rédi­ger n’é­tait qu’une manière de se pré­par­er à mourir ? Ou de s’aider à sur­vivre ? Tout lui pèse, tout lui est pré­texte à angoiss­er : sor­tir du park­ing souter­rain, chang­er les pneus de la voiture ou les pla­que­ttes de frein, éplucher un œuf dur… Jean-Pierre Georges sem­ble être vic­time du “sub­til à quoi bon” dont par­le Jean Guéhen­no dans le “Jour­nal d’un homme de quar­ante ans” : c’est que l’homme est inapte à vivre alors que l’hu­man­ité dépense des tré­sors d’ingéniosité pour sur­vivre !  Au-delà de cette dérélic­tion sans dieu ni maître, on devine un attache­ment à deux activ­ités : le cyclisme et l’écri­t­ure. Jean-Pierre Georges fait du vélo par tous les temps, il aligne les kilo­mètres : “Une asphyx­ie et une souf­france ? Un qua­si bon­heur. Pédale ! Si tu ne sais pas pourquoi, c’est encore meilleur”. Der­rière ce qua­si-masochisme, le plaisir du corps n’est pas loin ! Quant à l’écri­t­ure, le lecteur peut se deman­der si les notes ne sont pas ce qui main­tient Jean-Pierre Georges en vie. Mieux, je me demande si vrai­ment Jean-Pierre Georges a aban­don­né la poésie. Certes, à lire sa bib­li­ogra­phie, rien ne relève de ce genre depuis 2003, les édi­teurs priv­ilé­giant sans doute les notes…

         Out­re les deux précédem­ment évo­qués, on peut décel­er dans cette suc­ces­sion de brèves nota­tions plutôt noires, quelques fils con­duc­teurs comme la vie, le désir… En ce qui con­cerne la vie qui est un fardeau insup­port­able  escamoté à chaque sec­onde, elle est, dans le meilleur des cas, une absur­dité ; sinon chaque action est dérisoire, ris­i­ble ou pitoy­able.  Pour ce qui est du désir, tout est dit (ou presque) dans cette affir­ma­tion “Quelqu’un avec qui on peut par­ler de tout, c’est-à-dire (presque) exclu­sive­ment du sexe…”  Et cette con­fi­dence : “Depuis quelque temps mon sexe ne m’en fait plus voir de toutes les couleurs, plutôt un bien, plutôt un mal, — comme pour tout — impos­si­ble de se pronon­cer”. Tout cela ne va pas sans sincérité ou cynisme : les deux notions se valent dans cette société, du moins les con­fond-on… Ce qui en dit long sur le monde dans lequel nous vivons. En tout cas, “Jamais mieux” vaut plus que bien des livres à suc­cès, pour la part de dénon­ci­a­tion et de vérité qu’il con­tient, beau­coup plus que les pitreries et autres menter­ies écrites par les poli­tiques qui pré­ten­dent nous gou­vern­er ! Et puis cette dernière, pour la route : “Sur un park­ing de super­marché bondé, pronon­cer pour soi seul — bien ésotérique­ment j’en con­viens — «le peu­ple, le peuple»…”

 

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