X

 

Elle est la rapid­ité même
mais sans l’agitation fiévreuse du feu

Elle a sa zone au plus haut de la hauteur
moulée dans la con­cav­ité de la pre­mière sphère

 

L’arche danse au som­met de vagues fabuleuses

Sol moelleux
germe des pre­miers vivants
cou­vés par le soleil

 

Une vague de braise ne lui suf­fit pas
la chair inno­cente est con­sumée comme un encens

Les tor­rents de matière fon­due sont rivières
coulant du raisin pressé
vin de la colère d’un dieu

 

Pen­dant longtemps, Jean-Pierre Luminet a soigneuse­ment opéré une dis­tinc­tion entre ses recherch­es en astro­physique et ses inves­ti­ga­tions poé­tiques ou ses échap­pées romanesques. S’il étab­lis­sait des ponts entre les formes d’écriture, il pre­nait soin de main­tenir des espaces étanch­es entre les dif­férents champs de con­nais­sance investis. C’est que dans la rigueur de sa démarche, et sans doute aus­si dans sa pru­dence légitime, cet esprit remar­quable, tour à tour sci­en­tifique, poète, romanci­er, essay­iste, pein­tre ou encore musi­cien, s’employait à ne pas ris­quer de con­fu­sions, celles-là même qui guet­tent beau­coup d’esprits dans leur hâte de syn­crétisme ne résis­tant pas à la rigueur de l’analyse. La Nature des choses con­stitue de ce point de vue une pièce inso­lite et trou­blante, une avancée dans la démarche.  Il s’agit en effet d’un recueil de poésie dont l’objet est, bel et bien,  une réflex­ion sur le monde, un effort con­tem­po­rain pour le nom­mer, en s’appuyant sur l’expérience du chercheur. Et cette nom­i­na­tion est elle-même struc­turée selon le schème général de la pen­sée atom­iste qui sous-tend la représen­ta­tion affirmée.

Le par­ti-pris de Jean-Pierre Luminet est alors auda­cieux à plusieurs niveaux.

En pre­mier lieu, son pro­pos se dégage d’une approche sen­si­ble, cen­trée sur les thèmes ordi­naires qu’on retrou­ve chez nom­bre de poètes con­tem­po­rains : la sub­jec­tiv­ité et ses éclats, la médi­a­tion avec l’autre, le vis­i­ble ordi­naire, la vie en société malmenée…On ne trou­vera pas d’émotions éper­dues dans cet ouvrage, ni de descrip­tions faciles à référencer dans l’environnement banal. En sec­ond lieu, la Nature des choses est con­stru­ite à la façon de la philoso­phie qui en con­stitue le thème. Jean Orizet qui intro­duit avec une belle clarté ce recueil écrit à son pro­pos : l’ouvrage com­prend « un cor­pus prin­ci­pal suivi de textes atom­isés en frag­ments de plus en plus brefs jusqu’à un dernier vers unique ». Et donc le lecteur est invité à adopter cette lec­ture par­ti­c­ulière, ample puis se resser­rant peu à peu, pour s’imprégner de la pen­sée à l’œuvre jusqu’au sen­ti­ment de vacuité de la pièce ultime. Propo­si­tion de struc­ture du texte, faisant con­verg­er la matière de ce qui est dit  avec la forme du dis­cours. En troisième lieu, Jean-Pierre Luminet prend à bras le corps la ques­tion de l’énoncé poé­tique dans ses poten­tial­ités, mais aus­si dans ses lim­ites, face au champ des équa­tions qui échap­pent aux mots de l’ordinaire des jours. Com­ment dire cela qui nous échappe dès lors que nous nous met­tons à par­ler ? Si selon la for­mule de Lacan, l’inconscient est « struc­turé comme un lan­gage », le réel exploré notam­ment en astro­physique au moyen du lan­gage math­é­ma­tique peut-il ren­con­tr­er un lan­gage ver­bal sus­cep­ti­ble de le dessin­er?  On rejoint ici une ques­tion qui court depuis tou­jours, mais qui sem­ble aujourd’hui avec la com­plex­ité crois­sante de la représen­ta­tion sci­en­tifique forcer l’entendement.

Plus encore qu’Itinéraire céleste (dont le titre clin d’œil, et le chemin de Divine comédie, sont plus ambiva­lents qu’il n’y paraît), on trou­vera donc ici une quête dif­fi­cile et auda­cieuse du dici­ble de ce qui fait pour­tant notre Lieu à tous.

J’ignore com­ment d’autres sci­en­tifiques, ques­tion­nant la Nature des choses, appréhen­deront l’ouvrage. Le poète ou le lecteur de poésie ira, quant à lui, glan­er des images qui sont tou­jours tenues par la pen­sée au tra­vail. Il y a ici une sorte de maîtrise à la lim­ite qui peut décon­cert­er (car on ne déjoue pas si facile­ment avec l’ellipse poé­tique) ; mais on y gagne, en accep­tant cette étrangeté de départ, à recueil­lir des pier­res durables, au moins le temps d’un mou­ve­ment d’univers… puisqu’aussi bien  il est dit ici que « la rai­son d’être de l’univers est la grande cir­cu­la­tion invisible »

Se famil­iaris­er avec la Nature des choses de Jean-Pierre Luminet, c’est aus­si et surtout, accepter de lire les frag­ments de réel entre les étoiles, se détach­er des lim­ites du vis­i­ble, appren­dre à join­dre l’espace fini avec l’absence de fron­tières, en bref appren­dre à se déshabituer de représen­ta­tions trompeuses. Et peut-être gag­n­er un peu de cette « lucide atrax­ie » puisée à la source de la pen­sée stoïque, bal­isée par Epi­cure, Dém­ocrite ou Lucrèce. C’est aus­si et surtout, sans doute, retrou­ver une dimen­sion essen­tielle de ce qui fait poésie : le tra­vail de la langue hors de son champ, un esprit de recherche de ces vérités si dif­fi­ciles à saisir et qui nous met­tent en chemin.

Con­duite par la pas­sion de ce que Bachelard appelait le dou­ble univers du cos­mos et de l’âme humaine,  la tâche secrète du poète con­tem­po­rain est sans doute là : porter cette quête tout à côté de l’investigation sci­en­tifique comme deux aven­tures de l’esprit qui s’irriguent l’une l’autre. Pour explor­er ce que Saint-John Perse dans son célèbre dis­cours de remise du prix Nobel appelait le « mys­tère com­mun » entre sci­ence et poésie. Et quand l’une et l’autre se ren­con­trent dans la même per­son­ne, on ne peut que s’en réjouir et ne pas crain­dre de séjourn­er dans la Nature des choses. « On ne saurait retranch­er un anneau de la chaîne uni­verselle ». Jean-Pierre Luminet nous aura appris, et c’est son hon­neur, à ren­dre moins « innom­ma­ble »  ce ver­tig­ineux mys­tère d’un monde qui nous entoure et nous fait. 

 

Du même auteur, on peut lire avec bon­heur au Cherche-Midi le recueil Itinéraire céleste et une éru­dite antholo­gie Les Poètes et l’Univers, sans oubli­er sur le ver­sant du réc­it his­torique un ample cycle des Bâtis­seurs du ciel, aux édi­tions Lat­tès, dont la trou­blante Per­ruque de Newton.

 

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