Jean-Pierre Siméon pondère, dès l’incipit, le titre de son essai : « La poésie sauvera le monde, si rien le sauve. Au reste, elle le sauve de son indig­nité », con­scient de ce que cette affir­ma­tion peut génér­er de moqueries : « Fan­faron­nade, lyrisme niais, roman­tisme benoît : j’aurai donc pris le bâton pour me faire bat­tre. » En 85 pages, Siméon dresse le por­trait d’une société dégénéres­cente, acculée par la tyran­nie de l’image, du diver­tisse­ment qui con­forte dans une lec­ture pas­sive du monde, qui asservit, abêtit les foules : « Le monde s’envoie des self­ies, pathé­tique et grotesque preuve de soi-même qui ne prou­ve rien que ce que prou­ve l’actuel, l’apparence dans l’instant, moins le « dessous des cartes ». » Il dénonce la supré­matie du nar­ratif et de l’informatif dans le lan­gage con­tem­po­rain qui ne per­met plus un déchiffrage pro­fond du réel et con­fine le citoyen à son rôle d’ « épici­er » réduisant le monde à un « con­stat d’huissier » : « Mais voir c’est savoir, croit-on d’instinct ; cré­dulité qui donne à l’image son pou­voir de per­sua­sion péremp­toire et sa valeur d’indiscutable vérité[…] Il n’y a donc pas à s’étonner que le sys­tème du diver­tisse­ment lui donne toute préséance, trou­vant en elle le moyen le plus effi­cace d’asservir les foules pro­pre­ment médusées aux réc­its de la pseudo-réalité. »

A cette sit­u­a­tion (qual­i­fi­catif qu’employait Pasoli­ni), Siméon pose le poème comme anti­dote et remède, garant de la lucid­ité des con­sciences. La poésie comme néces­sité absolue : « Oui, la poésie c’est la vie-même, la vie en inten­sité, ramenée à son rythme essen­tiel, celui du souf­fle et de la scan­sion du sang ». Siméon appelle à une insur­rec­tion poé­tique, une poésie de com­bat face à la « bar­barie » con­tem­po­raine, il faut : « Ren­dre la poésie pop­u­laire, la plus dis­tin­guée poésie, c’est venger le peu­ple de la vul­gar­ité à quoi on le réduit, par le partage de la dis­tinc­tion. » Le com­bat se joue, selon lui, dans la langue elle-même, par la métaphore à laque­lle le peu­ple à renon­cé cepen­dant qu’elle con­sti­tu­ait sa pos­si­bil­ité pre­mière de résis­tance, métaphore qui per­met « qu’on habite sa langue et qu’on y décèle les accès jusque-là ignorés à la réal­ité » et d’affirmer : « A défaut, c’est d’une de ses plus pré­cieuses lib­ertés dont le peu­ple abdique ». Don­ner à enten­dre un poème, pour Siméon, c’est sauver l’autre, donc, faire en sorte qu’il accède à la « saveur d’être » dont il se trou­verait autrement dépourvu ; Siméon a pu con­stater que ceux qui enten­dent un poème offert à eux à l’improviste, « remer­cient » : « J’ai eu le sen­ti­ment par­fois qu’ils y retrou­vaient une dig­nité et comme une fierté pour eux-mêmes. »

Et de con­clure : « Décidé­ment l’avenir sera poé­tique ou ne sera pas – ou ne sera que la désas­treuse con­tin­u­a­tion d’une défaite obligée. »

« D’où tu par­les ? » dis­ait-on en Mai 68.

Chabrol déplo­rait qu’on passât sous silence la droite rutaba­ga en ne men­tion­nant que la gauche caviar. Je par­lerai un peu de mon amie Patri­cia, 47 ans, ouvrière agri­cole en Cham­pagne, s’en venant chaque jour de chez le bural­iste avec Mor­pi­on, Bin­go et autre jeux de grattage qu’elle dégri­sait ardem­ment avec une pièce jaune. Elle se diver­tis­sait, essen­tielle­ment ; lisait des romans- pho­tos, citait par cœur des pas­sages de San-Anto­nio. Nous dînions devant la télévi­sion, le same­di soir, c’était « Le Plus Grand Cabaret du Monde ». Quand je lui demandais ce qu’était le bon­heur, elle me répondait qu’il était dans le pré. Elle se foutait pais­i­ble­ment de la poésie et la poésie le lui rendait bien. En revanche, elle ne se foutait pas de la vie.  Elle béné­fi­ci­ait de cette « saveur d’être » et filait la métaphore sans qu’on le lui sug­gérât : quand elle fai­sait une « flûte » à son mari, elle veil­lait à ne point lui « ray­er le casque ». Créa­tiv­ité ver­bale de « l’homme ordi­naire » qu’analyse Michel de Certeau et dont font fi les « jean­dlet­tre » comme le dis­ait Far­gue. Elle inven­tait son quo­ti­di­en, comme tous, avec les moyens du bord, et ses yeux posés sur le monde étaient beaux. Elle n’aimait pas les grands mots, tout comme Far­gue (encore) qu’elle ne con­nais­sait pas : « Moi qui ne sais rien, et qui essaye de vivre, je les con­jure de rester des hommes avant tout (ça y est), c’est-à-dire de jouer leur vie sur l’amour, le méti­er, l’amitié, l’attente, les goss­es, comme les copains. S’ils sont artistes, qu’ils le mon­trent. Nous en man­quons, et la vie en a bien besoin. S’ils ne sont pas artistes, qu’ils aient au moins le courage de n’être ni soci­o­logues, ni par­ti­sans, ni philosophes « purs ». Qu’ils ne vatici­nent pas. Les grands mots vous ont tou­jours comme une odeur de délire. »

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