Vous ne me croyez pas, doc­teur Buck, si je vous dis que Rim­baud a longtemps lut­té con­tre les sor­ciers abyssins. Ne cher­chait-il pas à décou­vrir le secret des orig­ines du Par­adis sur la feuille du latanier ? Chaque fois que vous par­lez de me guérir, cher doc­teur, c’est comme si vous me plantiez un coup de couteau en plein cœur.

 

Jean-Pierre Védrines avance dans une langue, il s’aventure dans un ter­ri­toire qui, en apparence, n’est pas le sien. Naguère Rim­baud puis Giono ; aujourd’hui Artaud.

Pour­tant le nom d’Artaud n’apparaît pas dans le corps du texte, tout juste est-il sig­nalé en qua­trième de couverture.

Ça débute par le rejet du corps. Ce corps, qui n’est pas celui que je devrais avoir, étau, prison, car­can, lourd délire, si peu pos­sédé sinon par éclair­cies, tem­pête de ma chair. Il — là, on croit enten­dre Artaud — cherche la dis­so­ci­a­tion, la dis­corde : je dis­sone. Ce corps est un espace inviv­able, auquel répon­dent des suavités comme la mère bleue, le Par­adis, je suis ailleurs. Suavités qui n’ont rien de sym­bol­iste ni d’éthéré et font que cette écri­t­ure con­tre (tout con­tre) le corps est pro­fondé­ment incar­née. Loin d’être bipo­laire, c’est un monde un, tirail­lé. Livre tirail­lé : des propo­si­tions con­traires se suiv­ent, le faisant ressem­bler à un jour­nal qui souf­fre, s’élance, par­fois piétine.

Jean-Pierre Védrines n’en reste pas là :

 

Je suis la forme. Je me fra­casse dans le vide de l’existence. Mes gestes expri­ment la vie, besoin vital d’amour. Ai-je encore un corps pos­si­ble ? Au bord de mon extrême soli­tude, je ressens le froid du cri, la brûlure de l’éphémère, le saut unique hors du champ de la mémoire. Il n’existe pas de sys­tème pour vivre. Aimer est la seule chose qui nous rende pos­si­ble. Le geste, sans cesse, pose la ques­tion qui reste ouverte et nous sommes le geste, l’absolue pureté du geste.

 

Le sens com­mun est absent de cette écri­t­ure pour­tant claire ; le sens se des­sine autour d’élans for­mant une invis­i­ble et mou­vante char­p­ente. Mais pas abstraite. Tis­sant des liens : le moi se dégrade dans l’approche et la con­struc­tion de l’autre :

 

Les mots me décom­posent, humus du verbe. J’écris afin que tu ne te refer­mes pas. A présent, il y a trop de lumière accrochée aux notes irréelles des mots. Le corps s’articule tou­jours avec l’âme. Le vis­age lavé, déchiré, se détache de la main.(…)

 

Ici, dans l’inquiétude de faire signe, au fonde­ment du lan­gage, la langue d’Artaud a scin­til­lé, a vécu quelque chose à tra­vers ces phras­es. Comme vers la fin du livre, cette façon d’écrire Pablo Picas­so, avec le prénom, comme s’il était encore vivant. Rap­pelant les trois let­tres qu’Artaud lui avait écrites et où frémis­sent, sous les codes épis­to­laires, la stature épaisse, admirée autant que haïe, du maître. Artaud n’est pas là mais on l’entend écrire.

Il était ques­tion de l’amour. Plus loin, c’est la douleur : La souf­france du corps pose en soi la ques­tion de la lit­téra­ture. En les entend(ant) rire ; le poète se glisse dans la forme du Christ aux out­rages. Corps rejeté, corps inévitable, comme il est dur et lourd ce corps humain. Quel ton affectueux ! Qui rejail­lit, à la fin, sur toute créa­ture quand a pris fin le « juge­ment », de Dieu mais surtout celui des hommes gag­nés par l’hybris (p 23).

 

Aujourd’hui, j’écris un poème pour le clou. Je l’enfonce à coups de marteau. Par­fois je me dis que c’est le néant qui s’enfonce dans ma tête (…)

Je deviens un pur mystère.

Je livre mon corps d’enfant à l’humanité.(…)

 

Ain­si tout est posé, ne cher­chant pas à singer l’éruptivité d’Artaud, ni sa folie. Ce n’est ni une appro­pri­a­tion, ni une inva­sion, mais bien une écri­t­ure de l’approche. Approche de la vraie vie (23) qui n’est que mys­tère. Toute une suite de poèmes pour faire ressor­tir ce joy­au inqui­et, le mys­tère. De ce qui nous lie, entre nous, humains, au ciel, à la terre.

Un sujet de livre qui n’en est pas un, c’est même une sus­pen­sion du sujet. « …le mys­tère de la parole qui, pour être elle-même, a besoin de la parole d’un autre… » ai-je lu dernière­ment sous la plume de Sal­va­tore Sat­ta dans le numéro 40 de la revue Con­férence.

 

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