L’OMBRE ET L’AUTRE

 

J’ai reçu une étrange pla­que­tte de Jean­py­er Poëls, “Elles ne tour­nent le dos au soleil noir “. Étrange parce qu’elle est pub­liée à l’en­seigne d’un édi­teur incon­nu (Schaduw… qui fait penser à shad­ow), étrange parce qu’il n’y a pas de colophon, pas de prix indiqué, étrange parce qu’elle est réal­isée arti­sanale­ment (13 pages man­u­scrites rec­to-ver­so, pho­to­copiées, pliées en deux et agrafées). C’est un long poème en alexan­drins (1 ou 2 dis­tiques par page, au total 182 vers) non rimés, placés sous le signe de François Couperin (“ Demande® aux ombres une part de leur ombre ”) et tra­ver­sé par le mot ombre qui court d’un poème à l’autre.

Si Jean­py­er Poëls se dis­simule farouche­ment (sa biogra­phie sur inter­net est réduite à une ligne, ” Il vit en Provence (84) ” ou en lisant sa notice sur le site des édi­tions Hen­ry qui ont pub­lié un de ses livres : ” Jean­py­er Poëls est né dans le voisi­nage du Schelde et vit aujour­d’hui dans celui de la Meyne ” et on n’y trou­ve pas de pho­togra­phies le représen­tant) quelques indices émail­lent son poème. En par­ti­c­uli­er les mots Schelde et Meyne et quelques autres comme Tré­va­resse, Hautes Roques, Tour­loubre… Mais on n’ap­prend rien de plus que le mes­sage lap­idaire trou­vé sur l’or­di­na­teur. Les Français ont la répu­ta­tion (est-elle juste ?) de n’être pas forts en géo­gra­phie : Schelde est le nom néer­landais de l’Escaut et la Meyne est une riv­ière qui coule dans le départe­ment du Vau­cluse… Les mots Flan­dre et Escaut, qui appa­rais­sent au moins une fois dans le poème, rap­pel­lent le lieu de nais­sance de Jean­py­er Poëls, mais sans insis­ter, sans pré­cis­er quoi que ce soit. Comme une loin­taine évo­ca­tion, tout au plus. La Tré­va­resse (chaîne de collines des Bouch­es-du-Rhone) et les Hautes Roques, pas très éloignées de la Sainte-Vic­toire chère à Cézanne, appa­rais­sent dans le poème mais sans que le lecteur ne puisse devin­er leurs rap­ports à l’au­teur. Quant à la Touloubre (orthographe des ency­clopédies et des atlas), elle coule au pied du ver­sant mérid­ion­al de la Tré­va­resse… Jean­py­er Poëls est bien le poète qui s’ef­face devant ses poèmes : ” Elle longe la Tour­loubre ou l’Escaut en rêve ” dit un vers (p 30)…

Mais il y a aus­si ces pas­sages soulignés dans le poème. Dans le titre tout d’abord, où l’ex­pres­sion soleil noir est ain­si mise en lumière. On pense bien sûr à ce vers de Gérard de Ner­val dans El Des­dicha­do : ” […] et mon luth con­stel­lé / Porte le Soleil noir de la Mélan­col­ie ” qui est comme un écho à la cita­tion de Couperin. Mais la référence à Apol­li­naire et à son Cortège d’Or­phée attire l’at­ten­tion sur Orphée qui alla jusqu’aux enfers pour ramen­er son Euridyce ; le mythe est con­nu. Et le Cortège d’Or­phée ? Ce bes­ti­aire où, dans L’Ibis, le poète affirme : “… j’i­rai dans l’om­bre ter­reuse”… L’om­bre tra­verse la réflex­ion de Jean­py­er Poëls jusqu’à cette cita­tion de Léo Fer­ré tirée de sa chan­son Avec le temps et il faut citer le dis­tique en entier : ” Dire à l’om­bre ne ren­tre pas trop tard surtout / ne prends pas froid est façon de bat­te­ment d’aile “. Et jusqu’à ” cette main vivante ” qui est le début d’un poème de John Keats. Jean­py­er Poëls crée ain­si un réseau qui le révèle autant qu’il l’occulte…

Bernard Noël note juste­ment à pro­pos de l’écri­t­ure de Jean­py­er Poëls : ” Poésie sans sujet poé­tique, tout occupée par la han­tise du matéri­au ver­bal et par le soin de la tra­vailler en trou­vant, chaque fois, la forme qui l’ob­jec­tive dans sa cru­auté. Beau­coup de soli­tude donc, et une suc­ces­sion d’embolies plutôt que de sen­ti­men­taux pince­ments de nerfs.” Tout est dit dans ces mots, on les croirait écrits pour cette pla­que­tte car quoi de plus non-poé­tique que l’om­bre et que les références à la géo­gra­phie (même intime de l’au­teur) ? Et quoi de plus proche du matéri­au ver­bal que la cita­tion ? L’om­bre ferait-elle de l’om­bre à l’om­bre, pour­rait-on deman­der, une fois la lec­ture terminée…

Bernard Noël donc. À quelques jours de dis­tance, j’ai reçu une autre pla­que­tte de Jean­py­er Poëls, ” Défail­lir ? “, qui a la par­tic­u­lar­ité de don­ner à lire une étude écrite à qua­tre mains, deux ver­sions d’un même texte (?), l’une de Jean­py­er Poëls, l’autre de Bernard Noël, parues dans le n° 43 de Diérèse à l’hiv­er 2008. Le colophon pré­cise que cette étude était accom­pa­g­née des por­traits des deux auteurs mais que celui de Jean­py­er Poëls était un por­trait imag­i­naire dû à Shirley Car­cas­sonne… Ce qui con­firme la volon­té de Poëls de fuir les images de lui-même et donc toute vel­léité (auto)biographique. Ces deux textes explorent l’autre qui est en soi. Jean­py­er Poëls com­mence, de façon très tour­men­tée ou très tortueuse (com­ment dire ?) son étude par ces mots : “Faire la con­nais­sance de l’É­tranger […] qu’on entend aller et venir dans son cerveau ” et Bernard Noël la sienne ain­si : ” Que se passe-t-il quand votre iden­tité vous devient insup­port­able ? Vous ne savez com­ment expulser hors de vous le JE devenu étranger”. On remar­quera la présence, dans ces deux frag­ments, du mot étranger. Si Jean­py­er Poëls ne lésine pas avec les cita­tions et les références aux écrivains, Bernard Noël est beau­coup plus dis­cret dans ce domaine : tout au plus fait-il allu­sion à Arthur Rim­baud (et son “Je est un autre ”). C’est que l’écri­t­ure est l’ob­jet qu’é­tu­di­ent nos deux écrivains. Com­ment dès lors accéder à son iden­tité au-delà des faux-sem­blants imposés par l’habi­tude ou la société ? Réflex­ion stim­u­lante même si le doute subsiste…

 

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 Jackie.

 

Un prénom posé sur la page comme une évi­dence, comme un mys­tère. Jean­py­er Poëls, dans un bref poème mêlé de cita­tions d’au­teurs de renom (J Cocteau, A Rim­baud, JP Sartre, A Fré­naud et J Bous­quet) essaie de démêler la sig­ni­fi­ca­tion de ce prénom, Jack­ie (avec un e), don­né à un garçon. On pense bien sûr à la chan­son de Jacques Brel, Jacky (avec un y), à Jack­ie (avec un e) Onas­sis, deux fois bafouée ! On ne peut empêch­er le lecteur de penser. Mas­culin ou féminin ? Jean­py­er Poëls com­mence par rap­pel­er les orig­ines famil­iales : “ce prénom sans tenir / grief de le trou­ver / sur le livret au nom / venu de la Hol­lande”. Mais la réponse est dans l’épigraphe de Joë Bous­quet : “Un frère me reve­nait de la mort…” Le lecteur aura finale­ment le choix entre le réel (Jean­py­er Poëls est né dans le voisi­nage du Schelde) et le rêve. À moins qu’il ne soit sim­ple­ment con­fron­té à la poésie…

 

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La vie en vie.

 

Cette mince pla­que­tte me désarçonne : je ne sais trop par quel bout la pren­dre. Dois-je m’ar­rêter au jeu de mots que je lis dans le titre, La vie envie ? Mais quoi donc ? Le titre reste énig­ma­tique. Qu’est-ce que la vie en vie ? Qu’est-ce qu’une vie vivante ? Mais la vie peut-elle être morte ?

La vie me sem­ble, à bien lire ces poèmes, reliée à des choses hum­bles du réel comme une brou­ette ou comme des palis­sades (qui ne vivent pas). Vie et réel sem­blent intime­ment liés. Mais sur le plan formel les choses ne sont pas aus­si sim­ples. Ça com­mence par un poème aux vers soigneuse­ment comp­tés : huit hep­ta­syl­labes. “Curieuses”, plus loin, est un qua­train d’alexan­drins… Mais entre les deux, il y a un texte réduit à un ver­set d’une longueur cer­taine (20 syl­labes !) comme un quin­til d’alexan­drins (“La vie se trans­porte”). Et, ensuite, la même dis­par­ité est évi­dente : depuis un neu­vain d’oc­to­syl­labes (“Assail­lie”) à ces ver­sets plus ou moins longs. Comme si les aspects divers de la vie avaient pour reflets des vers de longueur dif­férente réu­nis en stro­phes plus ou moins longues ou des ver­sets. La même diver­sité se remar­que dans la façon d’ap­procher le réel et la vie. Au prosaïsme et au par­tic­u­lar­isme de la brou­ette ou des palis­sades s’op­pose la général­ité du qua­trième poème (“La vie n’est pas la vie / elle enfouit l’humeur / mais ne se courbe pas”). Et ça va et vient entre l’é­clopé et l’u­ni­ver­sal­ité… Jean­py­er Poëls sait que la mort est inac­cept­able. Aus­si décrit-il la vie au rabais, comme celle d’un éclopé, avec un réal­isme insouten­able. Quant au reste, il fait preuve d’une vision dialec­tique orig­i­nale où les ani­maux fam­i­liers (chat­te ou chien) jouent leur rôle…

 

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La lit­téra­ture, la vraie, pas ces sim­u­lacres com­mer­ci­aux aux­quels suc­combent de nom­breux édi­teurs (des éditueurs dis­ait-on à une cer­taine époque) cir­cule en dehors des sen­tiers bal­isés de la société de con­som­ma­tion. C’est ce que prou­vent ces  pla­que­ttes atypiques…

 

 

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