Les poèmes de Bom­bay d’Arun Kolatkar ont paru en Inde en 2004, peu de semaines après la mort du poète. Qu’ils nous parvi­en­nent aus­si rapi­de­ment et dans cette pres­tigieuse col­lec­tion des édi­tions Gal­li­mard est un signe des temps : la poésie est sérieuse­ment de retour, rede­venant un axe de pen­sée et de vie pour nom­bre de nos con­tem­po­rains, lassés des illu­sions de la décrois­sance humaine (ou plutôt de plus en plus inhu­maine), laque­lle est mieux con­nue sous son pseu­do­nyme infâme de « crois­sance ». A‑t-on déjà autant men­ti depuis l’apparition de la vie sur cette terre, qu’en affir­mant qu’une chute peut être une crois­sance ? Peu importe : la décrois­sance (in-)humaine a per­du la par­tie (même si elle l’ignore encore) et la poésie est un des grands acteurs, quoique tout ceci soit encore peu vis­i­ble, de la défaite des illu­sions au prof­it de l’authenticité et de la pro­fondeur de la vie. Le Pro­grès était un acte de mort, une œuvre nihiliste menée à l’échelle de la vie. Tout ceci dis­paraît actuelle­ment comme d’un revers de main. Et la poésie ne peut que se déploy­er en toute beauté sous nos yeux, en un bien­veil­lant et mali­cieux recours au poème. Bien­v­enue donc aux poètes, et bien­v­enue à ce poète du quo­ti­di­en mer­veilleux, Arun Kolatkar.

Le poète de Bom­bay est sou­vent et à juste titre con­sid­éré comme l’une des voix les plus impor­tantes et les plus sin­gulières de la poésie indi­enne con­tem­po­raine. Il a été d’une cer­taine manière immor­tal­isé par Salman Rushdie (ami du poète et admi­ra­teur de l’œuvre dès la paru­tion du pre­mier recueil, Jejuri) dans Les ver­sets sataniques : Kolatkar devient ici un des per­son­nages du roman de Rushdie, Bhu­pen Gand­hi. On a pu par­ler de « légende invis­i­ble » au sujet du poète, du fait de sa façon d’appréhender la vie et par­ti­c­ulière­ment la « vie lit­téraire », dont il refu­sait tous les ten­ants et aboutis­sants, quelles qu’en soient les formes : ni média, ni « grande édi­tion » ni sala­malecs pré­ten­tieux. Le poète était un mar­gin­al, vivant volon­taire­ment aux marges du Spec­ta­cle, et lui déni­ant de ce fait toute espèce d’existence. Ni dieu ni maître en matière poé­tique, c’est-à-dire en matière de vie authen­tique. Car Kolatkar le savait bien lui – et cela tran­spire dans cha­cun des mots de ses poèmes – que la vie est un poème et non pas une fiction/simulacre. Il ne faut pas se laiss­er tromper par les apparences du con­tem­po­rain, ni par ses pré­ten­tions à con­stru­ire « sa » réalité/simulacre en masquant le réel pro­fond. Tout cela n’existe pas. Du reste, rien ou presque n’existe, sinon ce trait minus­cule présent en chaque élé­ment de tout et à chaque instant : le Poème. Nous sommes des par­tic­ules élé­men­taires, oui ; mais ces par­tic­ules élé­men­taires sont celles du Poème. C’est pour n’avoir pas com­pris la pro­fondeur de ce fait qu’un Houelle­becq déprime mégot après mégot. Et pro­duit des « poésies » qui n’ont d’ailleurs rien à envi­er à ses mégots.

Pour­tant, tout est dans le regard.
C’est d’ailleurs le sens même de la poésie de Kolatkar : le regard.
On com­prend mieux pourquoi Kolatkar et Gins­berg furent amis.

Le regard… Durant quinze ans, le poète s’est instal­lé à la même table d’angle d’un café de Kala Gho­da, face à un car­refour. Kala Gho­da, le quarti­er et l’île his­torique de Bom­bay, devenu une sorte de quarti­er des artistes. Mais aus­si le lieu de vie de cen­taines de mil­liers d’êtres humains engagés dans le théâtre du quo­ti­di­en. Et de ce quo­ti­di­en, de cet « ordi­naire », Kolatkar fait poème, ain­si que l’alchimiste fait avec la matière. C’est bien cette dernière que le poète indi­en spir­i­tu­alise. Cet acte sim­ple, celui d’ouvrir ce quarti­er au tout et à l’universel suf­fit, sur le plan poli­tique, à nier l’esprit atrophié de ceux qui, en cette par­tie de l’Inde, ont voulu et veu­lent que Bom­bay soit Mum­bai. La bêtise humaine n’a pas de couleur.

Quant à la poésie, elle ouvre ce regard :

 

Descen­dant
au plus pro­fond d’eux-mêmes,
coquilles d’oeufs et fleurs mortes,
 

feuilles sèch­es et écorces de melons,
capotes et bouts de pain,
os de poulet et épluchures
 

libèrent enfin leur essence,
exsu­dent le vin
des choses vaines, expriment
 

un nec­tar de grâce
qui inonde
les crevass­es de ses talons,
 

lèche la plante
et la voûte de ses pieds,
oint
 

la peau calleuse
et s’élève
entre ses orteils.
 

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