Un homme qui frappe du pied sur un cail­lou peut sim­ple­ment voir rouler le cail­lou sur un chemin stérile. Mais, s’il vit en poésie, comme sem­ble vivre l’âpre et direct Kàroly Fellinger, il se pour­rait qu’il voie aus­si le cail­lou se trans­former en comète venant de Dieu, ou des­tinée à Dieu. Ou en œil de renard, ou en étoile vive. La Béton­nière est donc bien ivre, selon l’ordre d’un monde que Fellinger habite comme il peut, mais que sa poésie décon­stru­it et refait, inlassablement.

Certes, un mal de vivre s’exprime, ici. Mais il ne faudrait pas le major­er. Une énorme espérance habite, aus­si, cette œuvre, qu’un quin­quagé­naire déjà pro­lixe offre enfin au pub­lic, grâce aux tra­duc­tions mag­nifiques de Károly San­dor Pallai. 

Il faut du cran, pour traduire des poèmes du hon­grois. Cette langue com­plexe est habile à pro­duire des con­cré­tions lex­i­cales. Un mot dévore un autre mot, pour n’en for­mer qu’un seul : neuf et pur. Ce procédé, par « agglu­ti­na­tion », exige, du tra­duc­teur, une maitrise sou­veraine de notre langue rationnelle, car, si tout sem­ble pos­si­ble, en hon­grois, tout ne s’y pro­duit pas pour autant. Il reste qu’une sorte de soli­tude peut habiter le poète hon­grois. Cha­cun par­le sa pro­pre langue, dans ce pays, et d’autant plus s’il est poète, et plus encore si, comme Fellinger, il vit en diaspora.

J’ai par­lé de soli­tude et de mal de vivre. 

Pour­tant, l’œuvre vrai­ment excep­tion­nelle de Károlyi Fellinger, que les courageuses Édi­tions du Cygne met­tent, enfin, à notre dis­po­si­tion, ne s’écarte pas d’un espoir bour­ru, voire revêche, lequel s’articule à la dimen­sion dialogique du poème. D’une part, chaque texte, qui pour­suit, sou­vent, la nar­ra­tion d’un petit épisode, offre, par son tis­su métaphorique, des lec­tures plurielles. Un autre sem­ble habiter le poème, pour vous sig­naler quelques pistes d’interprétations qui ne seraient pas fraud­uleuses. Mais un autre encore l’habite, en effet, et pour de bon, puisque un cer­tain « Jean » (János ?) inter­vient très sou­vent dans l’aventure de ce livre, comme pour répon­dre à un « Je » nar­ratif, qui s’exprime aus­si, ou pour répon­dre à quelques poèmes pronominaux.

Quant au mal de vivre, il ne se résout pas, mais il s’éponge dans l’espérance jubi­la­toire d’un « Dieu » qui se révèle par des voies inat­ten­dues. Certes, on ne fait plus de la méta­physique comme au temps où la terre était plate, ou comme au temps où un puis­sant hor­loger agençait les rouages de l’univers. Károli Fellinger n’est d’ailleurs pas théolo­gien. Il ne s’inspire ni de la Genèse (quoique…) ni du thomisme, ni de Voltaire. Il lance ses métaphores et, c’est du trem­ble­ment du lan­gage qu’apparait la puis­sance de Dieu. Ou bien, ce serait par la force des images que se lais­seraient con­naitre les frac­tures d’un autre « Dieu », pour­tant le même.

Il est cer­tain que, peu­plé comme il est de ques­tions, de fan­tômes, de gestes sim­ples et fam­i­liers, d’échappées oniriques, de réflex­ions, par­fois, ce recueil inter­dit toute exégèse uni­voque. Il fuit la sim­plic­ité comme il fuit les expli­ca­tions, et fig­ure bien, pour moi, en dépit de sa rel­a­tive minceur, une des plus grandes lec­tures de l’année 2015.

 

 

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