Un de mes amis, authen­tique poète, s’indignait récem­ment auprès de moi, qu’un con­frère se déclare sur les qua­trièmes de cou­ver­ture de ses recueils «  poète pro­fes­sion­nel »… Ce dernier n’a pas dû lire les vers où Aragon,  il y a quelques décen­nies, se demandait «  com­ment peut-on met­tre « poète » der­rière son nom dans l’annuaire des télé­phones ? » … Que faut-il enten­dre par ce qual­i­fi­catif de «  poète pro­fes­sion­nel » ? Que l’on en tire un revenu ? Arthur Rim­baud,  qui a ven­du douze exem­plaires de «  Une sai­son en enfer » ne serait-il pas poète ? Je com­prends, bien sûr, le besoin de cer­tains,  qui ont con­sacré leur vie et leur tal­ent, authen­tique d’ailleurs dans le cas cité,  à l’écriture et à la pro­mo­tion de la poésie, de se démar­quer des mil­liers et des mil­liers qui, sur la toile, s’auto-proclament d’autant plus «  poète » que leurs vers sont « sans rime ni rai­son », et qui, vic­times involon­taires de Der­ri­da, décon­stru­isent le sens sans avoir les out­ils pour le recon­stru­ire. Celles et ceux-là  n’ont pas lu «  Les poètes du dimanche » où René-Guy Cadou les dépeint avec une ten­dresse gen­ti­ment moqueuse : «  Tu as près de soix­ante-dix ans et tu nais/ A chaque bat­te­ment nou­veau de ton poignet/ D’une rime sonore et guère originale/ Comme tu en lisais à l’Ecole Nor­male ». Ils n’ont pas lu,  non plus, ces vers d’Aragon : «  Les mots sont des oiseaux tués ».

Car la ques­tion est bien celle, après avoir lu ce vers, de com­ment redonner des ailes aux mots. Et, à défaut d’avoir un Cer­ti­fi­cat d’Aptitude Pro­fes­sion­nelle en poésie, cela sup­pose du «  méti­er » ; S’il est vrai qu’un «  méti­er » est un ensem­ble de tech­niques et de savoir-faire, écrire de la poésie est, certes,  un « méti­er » d’artisan, que l’on apprend «  sur le tas », en auto­di­dacte, en com­mençant par lire toutes celles et ceux qui nous ont précédé ;  car il est évi­dent, selon moi, que si les gens savaient lire, ils écriraient moins.  Quant au tal­ent,  lais­sez  aux autres,  aux édi­teurs, aux cri­tiques, aux lecteurs enfin, le rôle de vous en recon­naître éventuelle­ment et de vous recon­naître,  donc, comme poète. Il est de bons et de mau­vais ouvri­ers et tout le monde ne peut pas être, selon le mot de Claude Nougaro «  ouvri­er dans l’usine à Beauté ». Après tout, Jean Cocteau n’a‑t-il pas écrit : «  Je ne sais lequel des deux est le plus poète, de celui qui écrit ou de celui qui lit ».

Edi­teurs et cri­tiques,  ces «  pro­fes­sion­nels de la pro­fes­sion », sont plus que jamais néces­saires,  dans ce monde virtuel où n’importe qui peut écrire à peu près n’importe quoi en l’affublant du titre de «  poésie ». Inter­net et les avancées tech­nologiques de l’édition, en démul­ti­pli­ant la pos­si­bil­ité qu’un auteur a de dif­fuser ses écrits, ont  ren­for­cé la néces­sité impérieuse qu’il y ait des médi­a­teurs,  édi­teurs, cri­tiques, chroniqueurs et libraires,  pour établir quelque tri,  selon des critères qui leur sont pro­pres et pour tout dire leur goût. Sont-ce des pro­fes­sion­nels ? Des ama­teurs pas­sion­nés, en tout cas … De même que sont des «  pro­fes­sion­nels » et «  ama­teurs éclairés » ceux qui siè­gent à la Com­mis­sion Poésie du Cen­tre Nation­al du Livre. Certes,  l’esprit français trou­vera tou­jours à redire con­tre ceux, édi­teurs, poètes, cri­tiques, libraires y siégeant, qui pren­nent de leur temps pour lire les pro­jets et décider de ceux qui méri­tent d’être aidés ; au moins ont-ils une légitim­ité que n’aura jamais «  l’administration ».

Selon que l’on est opti­miste ou pes­simiste, on peut se louer ou se plain­dre qu’il y ait des cen­taines de revues et de struc­tures édi­to­ri­ales en France qui sou­ti­en­nent une poésie vivante et qu’il en meurt chaque année autant qu’il en nait ; Kaléi­do­scope qui est une richesse mais éparpille­ment qui nuit à une dif­fu­sion effi­cace, dans une chaine du livre de plus en plus indus­tri­al­isée. Certes, le fait que chaque diacre d’une chapelle de poésie, et Dieu sait com­bi­en il y en a, soit per­suadé que la sienne détient une vraie relique de la lyre d’Orphée a un aspect puéril mais, en même temps, que de dévoue­ment, que de pas­sion, que d’abnégation pour jouer ce rôle de passeurs ; des ama­teurs, oui bien sûr, dans la meilleure accep­tion de ce terme, mais que serait dev­enue, sans eux,  la poésie que tant de « grands » édi­teurs ont aban­don­née sous pré­texte qu’elle ne serait pas rentable.

Ama­teurs, encore, celles et ceux qui, en ce print­emps, à Loc­tudy,  accrochent des poèmes à cueil­lir aux branch­es des arbres ou accueil­lent à Berck sur Mer des «  poètes en cam­pagne ». Mais lisent-ils tous, ces poètes «  pro­fes­sion­nels » ou «  ama­teurs » ? Pas assez, si l’on en juge par les tirages dés­espéré­ment bas des recueils qui atteignent rarement en exem­plaires ven­dus   le nom­bre de poètes référencés en tant que tels à la Société des Gens de Let­tres (1300).  Les poètes, «  pro­fes­sion­nels » ou «  ama­teurs »  ne liraient-ils pas leurs con­frères contemporains? 

Oui, lisez les poètes « vivants »,  car le temps est cru­el. Jean-Luc Max­ence, dans son «  Au tour­nant du siè­cle, regard cri­tique sur la poésie française con­tem­po­raine » le rap­pelle : «  le temps redis­tribuera les cartes espiè­gles des des­tins. Il ren­dra hom­mage à l’intelligence, à l’imagination, au raison­nement. Il décrétera, comme tou­jours, la revanche du tal­ent, sur l’orgueil, la van­tardise, la mon­dan­ité, le dandysme, voire l’imposture. Il décan­tera le cœur de l’œuvre. Les accrocs au pla­giat seront vite oubliés,  les pub­li­cistes intéressés et les clowns intem­pes­tifs remis à leur juste place dérisoire ».

Oui, lisez, en  ayant en tête cette phrase de Guy Debord : «  Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire,  il faut savoir vivre ». Car la poésie n’est-elle pas, d’abord et avant tout, une manière de vivre ? « Une manière de se tenir, debout, avec élé­gance, sous le ciel », comme le rap­pelle un dis­cret poète con­tem­po­rain ! Soyez surs, que si, en plus, vous écrivez, cela lais­sera quelques traces sur la neige du temps.

Que la poésie vous garde…. 

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