Désor­mais je ne fais plus un avec le monde

Etel Adnan

 

Etel Adnan donne avec Là-Bas un livre fort, livre que l’on peut sans doute aucun qual­i­fi­er de recueil de poésie (en forme de pros­es philosophiques). Un livre qui est surtout en dehors des gen­res, desquels on se fiche un peu avouons-le, et ouvert sur l’autre, livre human­iste – et même de matu­rité human­iste. La poète dit cela très bien en 4e de couverture :

« Que faire pour sor­tir du cer­cle de mort qui entoure le Moyen-Ori­ent ? Née au Liban, ayant vécu prin­ci­pale­ment en Cal­i­fornie, ce prob­lème est tout sim­ple­ment la toile de fond de toute une vie. J’ai cru un moment que la solu­tion était révo­lu­tion­naire et mil­i­taire. Mais la guerre civile au Liban m’a con­va­in­cue que les guer­res font plus ajouter de nou­veaux mal­heurs que résoudre des con­flits. J’ai com­mencé à désir­er la paix. La désir­er forte­ment. C’est alors que la ques­tion s’est posée : quelle paix ? Que va vouloir dire cette paix ? J’ai com­pris que cette paix doit vouloir dire : accepter l’autre. L’ennemi qui est devenu au cours du temps réal­ité et mythe, corps et image. Dans ce cas par­ti­c­uli­er cela voudra dire aller chez l’autre et le laiss­er venir, l’accueillir. Ultime­ment, en faire un ami. »

Nous nous sen­tons proches de cette vision pro­fondé­ment humaine, vision de la poète que nous pub­li­ions il y a peu dans nos pages.

C’est que Recours au Poème s’est fondé sur la volon­té de « rassem­bler ce qui est épars », et ce ne sont pas de vains mots en une époque triste où les dérè­gle­ments intérieurs con­duisent des hommes – ces parts pour­tant divers­es de l’unique humain – à s’entretuer ou s’entredéchirer pour… pour quoi déjà ? Sou­vent pour tout et son con­traire (on croise ain­si des « inter­na­tion­al­istes » de gauche prêts à cass­er des gueules pour con­va­in­cre de la néces­sité de créer ici ou là des Etats nationaux, ou bien des « nation­al­istes » sur­prenants tant ils utilisent à titre per­son­nel la mon­di­al­i­sa­tion finan­cière. Que voulez-vous, c’est le bal des hyp­ocrites à tous les étages…), ou plus sim­ple­ment pour rien, ou si peu. Nous, nous ne chercherons à con­va­in­cre per­son­ne de rien. Nous savons (au sens de con­naître), sim­ple­ment, que dans les soubasse­ments invis­i­bles de l’histoire réelle de la vie le Poème a déjà rem­porté la partie.

Poètes, nous sommes des sim­ples.

C’est finale­ment ce que je lis en fil­igrane de la prose poé­tique d’Etel Adnan : le Poème est ici, et main­tenant. Que la réal­ité, celle qui vit sous nos yeux, soit ce que nous avons le plus de dif­fi­cultés à remar­quer, cela n’est plus à démontrer.

Là-Bas com­porte une quar­an­taine de textes por­tant tous ce même titre, ensem­ble « coupé » une seule fois, par ce texte inti­t­ulé « ici » :

 

 

C’est quoi ici ? : un lieu ou une idée, un cer­cle con­cen­tré dans l’œil de Dieu, l’ossature gelée d’une vague cos­mique, tran­si­toire, maudite ?

 

Ici, où la chaleur apaise, quand le corps se rend avant que les sol­lic­i­ta­tions ne l’atteignent, et là-bas, où la tem­péra­ture met le cerveau en ébul­li­tion et le fait explos­er subite­ment ; là est le point de non-retour.

 

 

Bien sûr, cet ouvrage porte en lui une philoso­phie, au sens de vision intérieure et per­son­nelle du monde, c’est pourquoi il paraît dans cette col­lec­tion. Mais c’est bien de la vision d’une poète dont il s’agit, et d’une vision philosophique exprimée par une poé­tique, et par les mots du Poème. Etel Adnan évoque le Moyen-Ori­ent, les Etats-Unis, l’Egypte, la Syrie, le Liban…

Douleur partout, jus­tice nulle part.

Il y a cepen­dant bien de l’Espérance quand on com­prend ou sent, avec la poète, com­bi­en cha­cun change au cœur de ce tout qui change sans cesse ; com­bi­en les cer­ti­tudes d’hier parais­sent par­fois, main­tenant, bêtes.

Il faut se méfi­er des cer­ti­tudes.

Un livre de poésie, puis­sant et beau, tour­nant autour de cette belle ques­tion posée ou reposée par Etel Adnan :

« Toute chose provient-elle d’une illusion ? ».

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