Ecrire à quatre mains

 

   Le genre annon­cé sur la cou­ver­ture a de quoi sur­pren­dre le lecteur habitué aux gen­res lit­téraires bien défi­nis. Il ne s’ag­it pas d’entre­tiens, mais d’une con­ver­sa­tion entre les deux auteurs du livre. Trois par­ties com­posent La Chance d’un autre jour : Paroles don­nées, Pièces détachées et La Chance d’un autre jour, suite de poèmes épis­to­laires qui donne son titre à l’ou­vrage. Mais Thier­ry Renard l’af­firme dès le début de la pre­mière par­tie : ” Nous inven­tons un objet lit­téraire non encore iden­ti­fié “, à quoi Emanuel Mer­le réponde par ” con­ver­sa­tion en poésie “. L’or­dre dans lequel ces trois par­ties ont été écrites n’est pas ici repris : il sem­ble que tout soit né de l’échange de vers entre les deux poètes (la troisième par­tie), la pre­mière n’en étant que le commentaire…

    Emmanuel Mer­le s’ex­plique sur sa présence au monde et sa démarche,il s’ag­it pour lui de capter la ” réal­ité rugueuse “. Pas d’élan roman­tique : ” Il n’y a pas de roman­tisme dans la nature ” écrit-il. Il s’ag­it de don­ner sens à cet exil que représente cette présence au monde et d’ac­cepter la puis­sance rad­i­cale de la vie. Retenant ces mots, j’ai con­science d’ap­pau­vrir le dia­logue entre les deux écrivains car c’est un dia­logue en recherche per­ma­nente, rien n’é­tant asséné une fois pour toutes. Thier­ry Renard comme Emmanuel Mer­le par­lent de leur enfance, de leur vie donc de leur évo­lu­tion. Écrire est un partage : ” Je reste du côté des opprimés ” affirme Thier­ry Renard comme en écho à la réal­ité rugueuse. Ces deux-là s’in­ter­ro­gent sur la poésie, sur le sens de leur vie à par­tir de la suite de poèmes qu’ils ont écrits et ils n’ont pas fini ! On décou­vre en pas­sant les goûts lit­téraires de cha­cun : Yves Bon­nefoy, Jim Har­ris­son, Baude­laire pour l’un, Camus, Pasoli­ni, Duras, Sen­g­hor, Marx et Debord pour l’autre ; je laisse au lecteur le soin de ren­dre à cha­cun ses préférences ! Cette par­tie de la con­ver­sa­tion est d’un grand intérêt : il faut la lire attentivement.

    La deux­ième par­tie, Pièces détachées, sem­ble rap­portée. Il s’ag­it de textes signés, poèmes ou pros­es, écrits indépen­dam­ment par Thier­ry Renard et Emmanuel Mer­le et pub­liés ici dans une par­faite alter­nance. Tous ces textes sont liés à un lieu, aux voy­ages des auteurs et révè­lent leur façon d’écrire et leur façon d’abor­der le monde. Ain­si, Thier­ry Renard a ces mots éclairants à pro­pos de Ravenne : ” Ici, bien plus qu’en France, il y a des sourires et une douceur de vivre — mal­gré la sit­u­a­tion de l’Eu­rope, malade, sans nou­velle per­spec­tive his­torique. Mal­gré la crise imposée. ” On peut sen­tir une dif­férence d’ap­proche entre les deux auteurs : Thier­ry Renard tire du paysage ou du lieu des con­sid­éra­tions générales, voire uni­verselles sur le plan social, et même poli­tiques alors qu’Em­manuel Mer­le en tire des con­sid­éra­tions plus intimes… même si elles ont aus­si une cer­taine forme d’universalité.

    La troisième par­tie est sans doute la plus orig­i­nale. Cet échange de poèmes se fait au jour le jour, cha­cun réag­it à sa façon au poème qu’il a reçu de son inter­locu­teur. Mais s’ils ne sont pas signés, le lecteur fam­i­li­er de l’œu­vre de l’un ou de l’autre poète recon­naî­tra ce qui est dû à cha­cun. Même le néo­phyte repér­era deux grandes ten­dances : une plutôt poli­tique, panique, sen­suelle et une autre plutôt intro­ver­tie, méta­physique et soucieuse d’ac­corder le corps et l’e­sprit au monde envi­ron­nant. Pour dire vite. Ain­si ne faut-il pas s’é­ton­ner de ” retrou­ver ”  dans le poème 92 le Thier­ry Renard de ” Citoyen Robe­spierre ” (paru en 2004) alors qu’on décou­vre (comme je l’ai fait) un Emmanuel Mer­le plus dis­cret, plus tourné vers l’in­téri­or­ité des poètes. De ce dia­logue con­tinu entre deux poètes dif­férents nais­sent des ques­tions que ne cesse de se pos­er le lecteur. Tout a‑t-il déjà été dit ?  Ne resterait-il que l’indi­ci­ble ? Et qu’est alors cet indi­ci­ble ? Sans doute quelque chose aux pris­es avec le réel, avec la vie ? Et le monde ne change-t-il pas, oblig­eant le poète et le lecteur à pos­er de nou­velles ques­tions ? .. ” Toute lumière / est imprononçable… ” dit l’un et l’autre lui répond : ” C’est l’âme du monde, mon ami, / rugueuse et libre. ” Poésie qui est cul­tivée car elle n’ar­rête pas d’être tra­ver­sée par les poètes : Aragon, Gins­berg, Whit­man, Apol­li­naire, Bous­quet, Élu­ard…, mais aus­si Goya, Léo Fer­ré, Hér­a­clite… Directe­ment nom­més ou dont on recon­naît les échos des vers ou de la pensée…

    Alors, Claude Burgelin a bien rai­son de ter­min­er sa pré­face par ces lignes: ” C’est à l’in­time que ces mes­sages-poèmes s’adressent. C’est là qu’ils sont reçus. Et c’est ain­si un très beau texte sur l’ami­tié qui se com­pose sous nos yeux. ”

 

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