DES ALEXANDRINS POUR UN ROMAN

 

    Ray­mond Rous­sel fait par­tie de cette nou­velle caté­gorie d’écrivains mau­dits : sou­vent cités, entourés d’un cer­tain renom, mais finale­ment peu lus. Aus­si faut-il se réjouir de la réédi­tion de son pre­mier ouvrage, La Dou­blure, dans une  col­lec­tion grand pub­lic à prix abor­d­able. La Dou­blure n’est pas n’im­porte laque­lle de ses œuvres et il fal­lait du courage à l’édi­teur (et au directeur de col­lec­tion) pour pro­pos­er aux lecteurs d’au­jour­d’hui (dont on sait l’amour qu’ils por­tent à la poésie) un roman écrit en alexandrins.

    Peut-être Rous­sel souf­fre-t-il d’une répu­ta­tion d’écrivain abscons et de l’adu­la­tion des sur­réal­istes – André Bre­ton en dis­ait qu’il était “le plus grand mag­né­tiseur des temps mod­ernes”… – alors que la façon d’écrire de Rous­sel est à l’op­posé du sur­réal­isme. D’ailleurs La Dou­blure est un roman alors que ce genre lit­téraire avait été con­damné par  Bre­ton lui-même, et l’alexan­drin comme la rime n’ont pas les préférences des sur­réal­istes (Bre­ton, tou­jours lui, n’i­ra-t-il pas jusqu’à écrire, dans le pre­mier Man­i­feste du sur­réal­isme : “Hugo est sur­réal­iste quand il n’est pas bête”.)

    Les lec­tures les plus courantes de l’œu­vre de Ray­mond Rous­sel n’ont pas facil­ité l’ac­cès à celle-ci : la per­son­nal­ité excen­trique, le côté dandy, mis en lumière par cer­tains cri­tiques, ont plus occulté que révélé l’o­rig­i­nal­ité de son écri­t­ure.  De même, les “secrets de fab­ri­ca­tion” révélés dans Com­ment j’ai écrit cer­tains de mes livres (1935) ont éloigné de la let­tre-même de La Dou­blure ; ain­si cette “sen­sa­tion de gloire uni­verselle” dont par­le Rous­sel et l’in­suc­cès du livre ont-ils con­tribué à une lec­ture paresseuse du livre. Ou, pour dire les choses autrement et abrupte­ment, le biographique et la légende ont per­mis de con­tourn­er la dif­fi­culté de lec­ture du texte.

   Reste un roman en vers, ce qui est bizarre ou incon­gru pour un lecteur d’au­jour­d’hui alors que ce n’é­tait pas “une rareté absolue” à l’époque où La Dou­blure fut pub­liée (1897). Et qui plus est, en alexan­drins : qui se sou­vient encore que le poème d’Alexan­dre du Bernay (aus­si nom­mé Alexan­dre de Paris), Li romans d’Alexan­dre, mar­que l’ap­pari­tion du dodéca­syl­labe (qu’on désign­era ultérieure­ment par le terme alexan­drin du fait de son orig­ine) dans la lit­téra­ture française ? Poème nar­ratif et épique qui, par cer­tains aspects, peut faire penser au roman. Mais qui lit encore de nos jours Li romans d’Alexan­dre ? Le lecteur qui ouvre La Dou­blure est donc néces­saire­ment dépaysé…

    L’in­térêt de La Dou­blure ne réside pas dans son intrigue qui se réduit à peu de chose : Gas­pard Lenoir est un comé­di­en de sec­ond ordre, une “dou­blure” ; il a une maîtresse, Roberte, avec qui il va par­tir de manière pré­cip­itée, pour se chang­er les idées, au car­naval de Nice. Mais tout cela fini­ra mal, Roberte le quit­tera et il fini­ra comé­di­en de dernier ordre dans un théâtre ambu­lant à la fête foraine de Neuil­ly… À not­er que le troisième chapitre, con­sacré au car­naval pro­pre­ment dit, qui se divise (de manière très ciné­matographique) en deux par­ties (une immer­sion des deux héros dans la foule masquée et sa descrip­tion ad hoc, puis une vue plongeante sur le même car­naval depuis un bal­con où se retrou­vent par le plus grand des hasards les deux amoureux) est le plus long du roman qui en compte six : 110 pages sur 176 dans cette édi­tion, soit plus de 60% du vol­ume… Il ne se trou­ve pas non plus dans la qual­ité de l’aspect le plus appar­ent de l’écri­t­ure de ce roman : l’alexan­drin. S’il y a un réel tra­vail sur le vers (absence de césure à l’hémistiche, enjambe­ment sys­té­ma­tique, l’ensem­ble reste laborieux et donne l’im­pres­sion d’une prose découpée, de manière for­cée, en dodéca­syl­labes. Les répéti­tions abon­dent, le vers est par­fois chevil­lé comme avec cette expres­sion mal­adroite : “Avec, pour­tant, pas mal trop de place, du coin”. Et la rime est lourde (ain­si avec ces deux vers où Rous­sel som­bre dans la redon­dance en esti­mant utile (?) d’ex­pli­quer un calem­bour : ” … Je suis chauve hein ? / Pour faire un calem­bour avec le mot chau­vin”. On pour­ra objecter que cela ren­voie au réel décrit, mais on n’y croit pas… Alors d’où vient l’in­térêt de ce roman ?

    Tout d’abord de la descrip­tion du  car­naval. Elle est bien sûr savoureuse et bur­lesque comme le dit la qua­trième de cou­ver­ture, mais elle offre un autre intérêt. Lisant ce chapitre, on ne peut s’empêcher de penser aux bac­cha­nales par la référence (certes loin­taine) aux licences sex­uelles de ces fêtes antiques : ici, Roberte subit à plusieurs repris­es les avances de “car­navaleux”, avances certes “policées” (demande en mariage, déc­la­ra­tion d’amour…) mais sur le mode de la déri­sion qui ne dis­simule pas totale­ment la pail­lardise ou la grivois­erie… Comme on ne peut s’empêcher de penser aux sat­ur­nales par l’in­ver­sion de l’or­dre hiérar­chique : le masque met tout le monde sur le même plan. Comme, encore, on ne peut s’empêcher de penser à la fête médié­vale de la messe des fous. Le car­naval appa­raît alors comme un exu­toire tem­po­raire per­me­t­tant de sup­port­er con­traintes et pou­voirs le reste de l’année…

    Ray­mond Rous­sel sait aus­si faire preuve d’hu­mour. Ain­si avec ce pas­sage du début (repris en écho dans les dernières pages) : la dif­fi­culté pour Gas­pard de remet­tre son épée dans le four­reau. Faut-il y voir une allu­sion grivoise tant le sym­bole phallique est fort ? Autre trait d’hu­mour (non voulu par l’au­teur, mais pour le lecteur d’au­jour­d’hui…) avec la “tirade” sur le fumeur (pp 127–128).  Par exemple…

    Mais surtout, La Dou­blure sem­ble annon­cer une lit­téra­ture plus proche des lecteurs con­tem­po­rains. La manière énuméra­tive de Rous­sel, sa volon­té d’épuis­er la descrip­tion font penser au nou­veau roman, aux poèmes en liste… De même, cette con­trainte qu’il se donne d’écrire en alexan­drins n’est pas sans rap­pel­er celles de l’Oulipo ; en par­ti­c­uli­er, La Dou­blure n’est pas sans rap­port avec le roman lipogram­ma­tique de Georges Pérec, La Dis­pari­tion, dans lequel ce dernier avait décidé d’élim­in­er sys­té­ma­tique­ment la let­tre e, donc d’é­carter tous les mots la con­tenant. Les deux con­traintes sont certes dif­férentes, mais il y a une même volon­té de principe à la base de la fiction.

    Aus­si étrange et para­dox­al que cela puisse paraître, La Dou­blure (paru à compte d’au­teur en 1897 !) n’avait jamais été réédité en vol­ume… C’est donc une occa­sion unique pour le plus grand nom­bre de pou­voir enfin lire ce livre et d’en décou­vrir l’o­rig­i­nal­ité. Il paraî­tra sans doute anachronique au pre­mier abord. Mais il est mod­erne dans la mesure où il per­met de revis­iter l’his­toire de la lit­téra­ture française et par les références – sans doute involon­taires – qu’on peut y trou­ver. Mais n’est-ce pas le pro­pre de tout livre d’échap­per à la volon­té de son auteur ?

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