La NRF n°607 : Notre Europe (1914–2014)

 

En ce début d’année 2014, Stéphane Audeguy et Philippe For­est orchestrent un opus de la NRF con­sacré à « notre Europe », celle des écrivains – de ceux qui du moins ont répon­du à l’appel vers eux lancé (10 en tout, en sus des deux ani­ma­teurs de la revue). Le pro­jet rap­pelle, et c’est très bien ain­si, ce que fut la NRF : « À la recherche de l’esprit européen : cent ans après le pre­mier con­flit mon­di­al, et à la veille des élec­tions européennes de mai 2014, la NRF pro­pose à des écrivains de s’interroger sur ce qu’est leur Europe. » Le ton du dossier est plutôt opti­miste, et lisant le som­maire, on con­state qu’il n’y a plus d’écrivains met­tant en ques­tion l’existence même de l’Union Européenne. Les textes four­nis par les uns et les autres étaient libres, tant sur le plan de la forme que du fond. Le numéro est com­plété par des rubriques habituelles, dont un entre­tien que Stéphane Audeguy mène avec Jared Dia­mond, hors dossier mais par lequel je souhaite com­mencer ces quelques lignes. Pourquoi ? Sim­ple­ment, ici, au sein de Recours au Poème, nous lisons et aimons l’œuvre de Jared Dia­mond. Ce dernier, sorte d’ethnologue auto­di­dacte et touche-à-tout dépareille un peu dans la com­mu­nauté intel­lectuelle, par son côté « non spé­cial­iste con­stru­isant des édi­fices spé­cial­isés », et la reven­di­ca­tion sans fard de ce chantier. Bien que Dia­mond pub­lie des essais, nous le con­sid­érons comme un poète. La ques­tion n’est pas celle qu’un quel­conque « statut ». Dia­mond ne pub­lie pas de recueils de poésie (ce qui ne pose aucun prob­lème une fois enten­du que pub­li­er des recueils de poésie ne fait pas le poète). Non, Jared Dia­mond se fab­rique comme poète de par l’état de l’esprit poé­tique qui l’anime et cela, même dans des pages d’essais, fait œuvre poé­tique. On l’aura com­pris : lire cet éru­dit directe­ment issu de la Renais­sance est roboratif.

Avant, le dossier « Notre Europe. 1914–2014 » donne à lire une douzaine de con­tri­bu­tions répar­ties en trois chapitres. Le tout s’ouvre sur un avant-pro­pos signé Philippe For­est. L’écrivain expose l’objet de ce numéro de la NRF : « Comme avec chaque numéro nou­veau, car c’est bien à cela que sert une revue, il s’agit de con­duire une expéri­ence sans trop savoir – sinon : à quoi bon ? – à quels résul­tats éventuels elle abouti­ra. D’où l’idée de deman­der ce que sig­ni­fie ce mot d’Europe à des écrivains, français ou fran­coph­o­nes pour la plu­part, étrangers pour cer­tains mais tous venus d’un peu partout (…) dessi­nant ain­si la carte d’une sorte d’Europe imag­i­naire où man­quent, on le remar­quera et le regret­tera, les « grandes » nations (…) et où se trou­vent à l’inverse majori­taires, on s’en félicit­era, les « petits » pays et les provinces périphériques [Philippe For­est fait sans aucun doute référence ici à la France], sans que cela soit par ailleurs aucune­ment le résul­tat d’un cal­cul de notre part, le som­maire s’étant établi au gré des répons­es que nous rece­vions des uns et des autres et en dehors de tout souci de lui don­ner une « représen­ta­tiv­ité » du type de celle qui régit les insti­tu­tions de l’Union Européenne du côté de Brux­elles oud e Stras­bourg ». Une fois posés les ten­ants et les aboutis­sants de la mise en œuvre de ce numéro, au thème pour le moins impor­tant, Philippe For­est rap­pelle que des thèmes de cette sorte font par­tie de l’histoire de la NRF, et même qu’ils en for­ment l’identité – remar­que fort juste. La NRF était cette revue don­nant à écrire à des écrivains et des poètes (peu nom­breux ici, mal­heureuse­ment) sur autre chose que le « lit­téraire ». On pou­vait y lire, dans un même dossier, Ben­da, Dau­mal, Valéry et Drieu (L’Europe con­tre les patries). Par­fois accom­pa­g­nés d’Aragon. Et cela avait du sens, en une époque où il était encore pos­si­ble, dans une revue, de con­fron­ter des idées. Autrement dit, de penser. Une habi­tude qui main­tenant peut sem­bler anachronique, au point qu’elle pour­rait sans doute faire l’objet du prochain essai de Jared Dia­mond. La dernière ten­ta­tive de cette sorte, en France, visant à con­fron­ter les idées les plus antag­o­nistes dans les pages d’une revue, remonte à une dizaine d’années, avec la revue La Sœur de l’Ange, titre ayant à lui seul valeur de pro­gramme, revue dont l’existence se pro­longe de manière plus tran­quille chez Her­mann. La con­fronta­tion source de pen­sée n’est plus dans l’air du temps et nous nous sommes habitués à lire des vues glob­ale­ment com­munes ou presque. C’est l’air de notre temps, de notre Europe. Il eut d’ailleurs été intéres­sant de lire ici un essai allant dans ce sens, celui d’une expo­si­tion de l’uniforme en vigueur en notre temps et en notre Europe. Cela demandait qu’un écrivain ou qu’un poète réponde en ce sens à l’appel lancé au loin par Philippe For­est et Stéphane Audeguy. C’est au fond à ce type de phénomène, cet « air » que j’évoquais, que l’on mesure l’état de la tolérance et du débat d’idées en une époque démoc­ra­tique. L’état de la pen­sée, en somme. On lira donc en ce numéro 607 de la Nou­velle Revue Française des édi­tions Gal­li­mard : Eva Almassy, Brina Svit, Gilles Ortlieb, Stéphane Audeguy (« François bal­ance un instant pour savoir s’il va leur dire que Boubacar est né à Pon­toise, d’un père chirurgien et d’une mère insti­tutrice, eux-mêmes descen­dants de rich­es entre­pre­neurs ghanéens. Que par la musique et la lit­téra­ture, Boubacar est européen depuis tou­jours, qu’il est européen par Mozart, par Rubens et par Brunelleschi, par Camoens, Beethoven et Rosselli­ni, par Arvo Pärt, par Shake­speare et par Lobo Antunes, et que la vérité est que l’Europe se trou­ve main­tenant der­rière eux, et que cela n’a aucune impor­tance, et quant à leur Con­sti­tu­tion, elle n’aura fait que con­sacr­er sa dis­pari­tion. Il se tait, il entraîne Boubacar vers la sor­tie, il l’embrasse dans l’ascenseur (…) Deux ans plus tard, François apprend dans Le Monde que cette Con­sti­tu­tion européenne sera imposée à tous les peu­ples d’Europe, au mépris de leur volon­té. Il repense à cette soirée. Il se met à rire. Il est aus­si très en colère »), Seyh­mus Dagtekin (unique poème de l’équipée), Thomas Fer­enczi, John Burn­side (immense écrivain écos­sais dont il faut lire, absol­u­ment, le roman Scin­til­la­tion paru en 2011 chez Métail­ié), Vir­gil Tanase (« Il en va de l’Europe comme du drag­on d’Anatole France qui hante l’Ile des pin­gouins »), Tomasz Rozy­c­ki, Jean-Marc Fer­ry et pour ter­min­er, Julia Kris­te­va. La con­clu­sion de cette dernière dit beaucoup :

« Pour met­tre en évi­dence les car­ac­tères, l’histoire, les dif­fi­cultés et les poten­tial­ités de la cul­ture européenne, imag­i­nons quelques ini­tia­tives concrètes :

Organ­is­er à Paris un Forum européen sur le thème « Il existe une cul­ture européenne », avec la par­tic­i­pa­tion d’intellectuels écrivains et artistes émi­nents des 27 pays européens [28… non ?] et représen­tant le kaléi­do­scope lin­guis­tique, cul­turel, religieux européen. Il s’agira de penser l’histoire et l’actualité de cet ensem­ble pluriel et prob­lé­ma­tique qu’est l’UE, de les met­tre en ques­tion et d’en dégager l’originalité, les vul­néra­bil­ités et les avantages.

  Qui con­duira à la créa­tion d’une Académie ou Col­lège des cul­tures européennes, ou encore, dis­ons-le, une Fédéra­tion des cul­tures européennes, qui pour­rait être le trem­plin et le précurseur de la Fédéra­tion politique.

Le mul­ti­lin­guisme sera, dans l’intimité de ceux qui l’habitent, un acteur majeur de ce rêve. » 

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