Là où vivent les morts
(suite)

 

à Jean-François Billeter
qui a choisi et traduit
les cita­tions de Lichtenberg

 

 

Un poème

Je pense que l’homme est en fin de compte un être si libre qu’on ne peut pas lui dis­put­er le droit d’être ce qu’il croit être.
Georg Christoph Lichtenberg

 

Un poème
Non pour voir
Plus clair en soi
Seule­ment approcher
(Les nommant)
Les som­bres secrets
De soi

Ce poème
Pour pro­téger le mystère
Cette face cachée
De soi
Qui fait imaginer
(Peut-être désirer)
La lune que tu es
La nuit

 

 


La vieil­lesse

Le monde ne doit pas encore être très vœux puisque les hommes ne savent pas encore voler.
Georg Christoph Lichtenberg

Elle rampe
Tout autour
Scarabée mou englué dans ses secrétions
Elle s’accroche aux chevilles
Aux mollets
Aux genoux
Vous empêcherait de marcher
(pour aller où ?)

Tes yeux d’enfants ne peu­vent pas le croire

Suf­fi­rait de sauter
Piétiner
Ecraser

Il suf­fi­rait…

Des mots

Soudain Il s’aperçoit
Que les mots ne sont que la vapeur
Du dedans surchauffé
Qui s’échappe et se dis­sipe et se dissous
Dans l’air

Ne sont
Les mots
Que cette voix
Assour­dis­sante pour qui la profère
Au milieu de la vaste sur­dité du monde

Alors il se tait

Et ronge le peu de temps qui lui reste
Comme un renard sa pat­te prise au piège

Bien qu’il sache
Déjà
Qu’il n’ira pas bien loin

 

 


Deuil du singe

Le plus évolué des singes est inca­pable de dessin­er un singe. Cela aus­si, seul l’homme sait le faire. Il est aus­si le seul à trou­ver que c’est un avantage.
Georg Christoph Lichtenberg

 

Le singe éclabousse les yeux
Envahit les oreilles
Ses mots sur le pave­ment des mâchoires

Le singe bat la nuit
De ses mains de géographie
Coupe fron­tières et langages
Cocher d’un atte­lage mauve et fou

Le singe a des épis de blé sous les paupières
Semeur de joie
Moisson­neur de bonheur

Le singe a de la jun­gle au ventre
De ses pieds nus sur la terre battue
Il pié­tine le temps

Le singe a dans les yeux
Des branches
Des branch­es des branch­es des branches

On s’amuse ses mots
On danse ses grands bras
On oublie
On fait comme
On continue

Le singe a de la sève au bord des lèvres
Le singe un peu chancelle
A sa san­té buvons
A nos espoirs
Recommencés
Le petit peu de temps qui reste

Puisque le singe est mort

 

 

 


Là où vivent les morts

Chaque fois que tu lis l’histoire d’un grand crim­inel, remer­cie le ciel, avant de le con­damn­er, qu’avec ton vis­age hon­nête il ne t’ait pas placé au com­mence­ment d’une telle suite de circonstances.
Georg Christoph Lichtenberg

 

1

Le seul séjour des morts
C’est le corps des vivants
Tous les morts sont en nous
Les morts n’ont plus que nous

2

Je suis rem­pli d’auschwitz et de birkenau
Je regorge de tous les goulags
Nour­ri de cen­dres et de  charniers
Je porte en moi ce monde
Comme une femme un enfant mort

 

Deuil

C’est une honte, la plu­part de nos mots sont des out­ils util­isés à tort et à tra­vers, qui sen­tent la saleté dans laque­lle les pro­prié­taires précé­dents les ont traînés. Je veux tra­vailler avec des mots neufs, ou ne plus par­ler qu’avec moi-même jusqu’à la fin des temps, usant d’aussi peu d’air pour cela qu’un oiseau en été.
Georg Christoph Lichtenberg

 

Dire le deuil
Avec des mots
Qui n’existent pas

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