Jean-Pierre Faye
Poèmes
Anthologie 1939–2013
Extrait de Préface
Légender la légende de l’histoire du monde

 

 

Plus que tout autre genre, la poésie a et aura tou­jours sa place dans la vie des hommes ain­si que des influ­ences incon­testa­bles sur la marche de l’humanité.

La nature sol­licite la poésie par la présence du divin sous la forme de la beauté qui nous élève quand le poète dans l’euphorie déli­cieuse de sa rêver­ie la révèle au monde sans forcer le trait.

(…)

Les poèmes mobilisent tous nos sens pour pénétr­er des réal­ités trans­for­mées en rêves et des rêves en poèmes purs, suff­isam­ment artic­ulés mais totale­ment déboîtés, inter­rom­pus et par­fois même dédou­blés. Ils sont conçus comme une ville gigan­tesque avec leurs ruelles, labyrinthes et murs poreux qui lais­sent entrevoir leurs lumières, leurs lieux de tran­shu­mances où les lignes de force tien­nent à la rigueur des mots choi­sis qui tis­sent l’essentiel du dire. (…)À ce pro­pos, la langue chez Faye ne nav­igue pas vers la sta­bil­ité des rivages mais vers des mirages sans cesse en mou­ve­ment dans l’espace vaste de la langue où les géo­gra­phies se lisent en temps réel. Les mots sor­tent de la bouche du poète et par­tent à l’assaut de leur ciel, font leurs bonds fougueux avant de s’unir au monde. (…) ce qui compte pour le poète ce n’est pas la sacral­i­sa­tion mais « le bour­don­nement, le frémisse­ment, l’irruption d’une masse nar­ra­tive indéter­minée, active, non con­trôlable, qui agit sur nous, sur moi, qui pèse, atteint, forme, survient avec la même force d’irruption que celle du rêve ou du réveil[1]. » C’est une écri­t­ure qui est tra­ver­sée par un souf­fle puis­sant et chargée de corps mêlés à un mys­ti­cisme dont le ton intè­gre d’emblée toutes les re-sources et préfère aux rich­es étoffes de la parole, une insta­bil­ité per­ma­nente qui se trans­forme sous la plume du poète en un rythme qui élève le poème à lui-même.  (…) Les mots sont pris par leurs cornes, pliés et dépliés, le poète les mod­èle, les déboîte, les sous­trait de leur sub­stance rêche qu’il trans­forme en un poème plus libre dans le ton. (…) Écrire veut dire sans doute aller vers l’in- com­mence­ment, vers ce lieu incer­tain dans lequel s’élabore le dire, se méta­mor­phose, se déplie et se dépoile mot après mot, se décante dans le mag­a­sin de l’imaginaire  avant de devenir îles indépen­dantes. Chez Jean-Pierre Faye, il y a cette exi­gence de l’écriture comme il y a le poème de l’exigence. Poème vagabond né d’une fugue à force d’errance dans les eaux pro­fondes de la langue soumise à des traite­ments et amputée de sa sta­bil­ité –ren­due ici élas­tique- à tra­vers le jeu des alliances sub­tiles des mots qui lui con­fère un puis­sant  pou­voir. Les fron­tières lin­guis­tiques sont affranchies de l’apparence immé­di­ate des mots et c’est tout un monde qui prend la forme d’une balade à l’intérieur des mots où il n’existe aucune sépa­ra­tion de l’énergie et de la pensée.

Nar­rer c’est d’abord être en alerte, en fugue, dans l’entre-langues où l’essentiel du lan­gage s’opère, se précise.

Inutile de rap­pel­er ici le tra­vail sur le lan­gage que Jean-Pierre Faye n’a cessé d’explorer, com­pren­dre jusqu’où peut aller la folie des hommes selon leur ultime mobile : le lan­gage. Qui en a été le témoin-acteur ne saurait se taire. Il faut résis­ter à l’ ”oubli”, qui n’est pas inno­cent, de toute une mou­vance de résis­tance aux pas­sions dom­i­na­tri­ces qui mar­qua l’histoire et ne lais­sa jamais en repos les logiques de mépris et de haine. En effet, l’histoire qu’a vécue Jean-Pierre Faye dans sa jeunesse était jalon­née de temps de  mas­sacres, de con­quêtes. On y par­lait abon­dam­ment des droits et des devoirs de la civil­i­sa­tion, du car­ac­tère sacré de la mis­sion civil­isatrice et l’on y célébrait les mérites de ceux qui s’ex­pa­tri­aient pour porter les lumières, la foi et le com­merce, dans ces con­trées envahies par les ténèbres de la barbarie.

Il fal­lait donc repenser le lan­gage et son coef­fi­cient trop négatif, qui induit la pen­sée en erreur et par­ticipe en fin de par­cours à sa chute, à l’écroulement du monde, « Je fais du lan­gage pour faire du nu », nous dit Jean-Pierre Faye.

Mais revenons au poème à « la palpe   par quoi          se touche               l’angle du            voir » « le corps n’est jamais le corps » mais où corps et poème sont indis­so­cia­bles et coex­is­tent en com­plète sym­biose dans l’univers qui les entoure et dont le poète est capa­ble de percevoir le moin­dre fris­son, l’expression sen­si­ble de toute son émo­tion ténue ‑qui répond au besoin sans doute de ren­dre le poème plus tac­tile à tra­vers le corps de la langue.(…) Ain­si, la poésie chez Jean-Pierre devient une médi­ta­tion sur l’homme et sur soi dont il n’a jamais cessé de franchir les lignes, chercher à percevoir les émo­tions et les vibra­tions secrètes qui font par­tie inté­grante du cycle de l’univers comme de sa vie intérieure.  (…) Le poète revendique même « le délit de légen­der » à « légen­der la légende de l’his­toire du monde » car le lan­gage est nid de rêves éveil­lés, lieu de la pro­fes­sion de foi, la coquille et le refuge, l’espace aux mul­ti­ples espaces où il existe une véri­ta­ble dialec­tique du dedans et du dehors. (…) où l’on assiste à un imag­i­naire qui ne s’op­pose pas à une forme de ratio­nal­ité, ni ne témoigne de son appau­vrisse­ment mais plutôt de sa revi­tal­i­sa­tion, de ses degrés d’in­ten­sité sans que  l’ordre de la logique et du dis­cur­sif n’altère la dimen­sion intu­itive des mots, de la parole. Bien au con­traire, il per­met par la même occa­sion de gag­n­er en inten­sité : “Le lan­gage, avec ses pro­pres don­nées sur sa strate, peut représen­ter toutes les autres strates et accéder ain­si à une con­cep­tion sci­en­tifique du monde[2].” Ain­si l’on con­state dans les écrits de Jean-Pierre Faye, qu’aux héros sont préférés des nar­ra­teurs anonymes, aux maîtres pein­tres des proces­sus de créa­tion, quant à la révolte elle n’est pas seule­ment un pur défoule­ment où le lecteur s’extasie à tra­vers la forme d’une fausse avant-garde. Chez Jean-Pierre Faye il y a un choix judi­cieux qui s’opère et s’impose à la langue qui joue par ses dou­blures, ses fêlures  ‑qui sem­blent être sus­pendues comme par pul­sion de l’imag­i­naire- à tra­vers une suc­ces­sion de fig­ures (de fugues) qui don­nent de l’élan et ouvrent le poème à un riche vocab­u­laire totale­ment dés­in­car­né et per­met en ses cas­sures de met­tre fin à des déter­min­ismes autant poé­tiques, esthé­tiques, artis­tiques, poli­tiques que lit­téraires. « Le monde n’est pas une mal­adie, il est une trans­for­ma­tion dans la machine pré­caire du globe optique et l’impossible lec­ture de l’écran rétinien[3]». (…)

Nass­er-Edine Boucheqif,  Paris, mars 2013

 


[1] Jean-Pierre Faye, Les voies neuves de la philoso­phie, Her­mann 2008.

 


[2] Gilles Deleuze et Félix Guat­tari, Mille Plateaux, éd. de Minu­it, 1980, p. 81

 


[3] J.-P. Faye et Philippe Boy­er, Com­mence­ment d’une fig­ure en mou­ve­ment, éd. Stock 1980.

 

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