Jacques Ancet est avant tout poète et essay­iste. Il est aus­si con­nu comme tra­duc­teur de l’es­pag­nol (il a traduit Borges, Cer­nu­da, Juar­roz, Mizón, Queve­do et bien d’autres). Au pied du mur, sa pre­mière pièce de théâtre vient de paraître aux édi­tions Polyglotte‑C.i.c.c.a.t.

    Pièce étrange où le dis­posi­tif scénique se réduit à peu : un mur qui tra­verse l’e­space de la scène, où les per­son­nages n’ont pas de nom mais sont désignés par leurs par­tic­u­lar­ités physiques ” Le Petit, Le Grand, Une Jeune femme, Un Homme, La Femme…), leurs fonc­tions sociales (Les Policiers, L’Ad­joint au maire, La Prési­dente) ou leur ” engage­ment ” (Pèlerins, Cagoule…) ou de façon anonyme (L’Ivrogne, Un SDF ou Le Vieil­lard…). Comme si ces per­son­nages, par ce qu’ils font ou par ce qu’ils sont, étaient représen­tat­ifs des mar­i­on­nettes qui ani­ment la société. Le mur lui-même est finale­ment le per­son­nage prin­ci­pal de cette pièce, celui par lequel les autres se définis­sent ou se déter­mi­nent. On aurait ain­si tort de faire de ce mur le sym­bole du mur de Berlin. Ce sont tous les murs matériels comme celui à la fron­tière des USA et du Mex­ique, ou celui qui veut sépar­er les Israéliens des Pales­tiniens… ou immatériels ou idéologiques comme les fron­tières qui n’ex­is­tent que dans l’e­sprit des gens manip­ulés… qui sont ain­si métapho­risés.  Les murs ne sont que des labyrinthes pour mieux égar­er les humains. Il est d’ailleurs sig­ni­fi­catif que ceux qui ont hurlé à la honte lors de l’érec­tion du mur de Berlin ont été les pre­miers à élever des murs pour se sépar­er de leurs voisins mex­i­cains ou à se taire hon­teuse­ment devant ces nou­veaux murs de la honte. D’ailleurs Jacques Ancet met en scène des policiers et des por­teurs de cagoule. Des policiers qui ressem­blent autant aux vopos qu’aux gardes de la Bor­der Patrol et autres flics israéliens. Quant aux “cagoules” qui exé­cu­tent les bass­es besognes des théoriciens de la pureté raciale, ils ne sont pas sans rap­pel­er cette ligue d’ex­trême-droite des années trente, la Cagoule, qui eut ses descen­dants pen­dant l’Oc­cu­pa­tion…  Et encore après !

    Œuvre étrange donc mais à con­tre-courant des dis­cours dom­i­nants. Mais aus­si œuvre poé­tique. C’est que le texte donne nais­sance à deux arte­facts à égale dis­tance des deux élé­ments suiv­ants : d’une part la mise en scène grâce aux didas­calies, réduites d’ailleurs, que l’au­teur a lais­sées pour le met­teur en scène et les acteurs, et, d’autre part, le ciné­ma que se fait le lecteur grâce aux dia­logues.  Puis­sance des élé­ments scéniques qui don­nent lieu à des images sai­sis­santes d’une grande beauté : brume qui se déchire dévoilant des frag­ments d’une réal­ité fan­tas­mée tou­jours changeante, itinéraire au pied du mur qui n’est pas sans rap­pel­er des archi­tec­tures méta­physiques avec ses fontaines… Puis­sance des dia­logues où les paroles pronon­cées par les uns et les autres révè­lent des per­son­nages dans leurs illu­sions comme dans leurs cer­ti­tudes sans cesse remis­es en cause, où le lan­gage par­lé avec ses néga­tions incor­rectes est cri­ant de vérité, où l’hu­mour caus­tique et la satire créent un univers déca­pant… Œuvre poé­tique inattendue…

    Une pièce de théâtre donc qui ne demande qu’à être jouée, inter­prétée, ou, pour dérober ces mots à un domaine étranger à l’écri­t­ure, un essai qui ne demande qu’à être transformé…

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