Le monde des poètes étant juste­ment monde de poètes, autrement dit lieux d’êtres fins et déli­cats, forte­ment char­p­en­tés, je ne crains pas de déclencher de mesquiner­ie ou autre sen­ti­ment empli d’indélicatesse en affir­mant ceci : la revue de belles let­tres est prob­a­ble­ment une sinon la plus impor­tante revue de poésie en langue française actuelle­ment acces­si­ble au lecteur. La ten­ant en mains, on se croirait chez Gal­li­mard du temps de Riv­ière ou Paul­han. Et sans doute ne con­naît-elle pas le suc­cès qu’elle mérite, en France du moins – du côté des médias de Paris en par­ti­c­uli­er. Peut-être pour cette extra­or­di­naire et fran­chouil­larde rai­son que la rbl est une revue pub­liée en Suisse, en la ville de Lau­sanne – dont il faut con­seiller les ves­tiges du funic­u­laire à ceux qui ne le con­nais­saient pas. D’une cer­taine manière, la France moisie vilipendée il y a un siè­cle ou presque par Sollers est moins provin­ciale qu’on ne le croit.

Comme le funic­u­laire de Lau­sanne, la rbl est une vieille dame, plus forte cepen­dant que led­it funic­u­laire, elle qui, con­traire­ment à lui, pour­suit son chemin, oserais-je écrire ascen­sion­nel. La rumeur dit par­fois qu’elle serait l’une des plus anci­ennes revues lit­téraires du monde fran­coph­o­ne. Et sans aucun doute une référence mon­di­ale en ce qui con­cerne la poésie. Ce dernier point est une cer­ti­tude. Ses paru­tions oscil­lent entre dossiers, numéros spé­ci­aux ou numéros com­posés de voix divers­es, le tout agré­men­té de chroniques et notes de lec­ture écrites par des plumes dont cer­taines ne nous sont pas incon­nues, Louise L. Lam­brichs, Lau­rent Four­caut, Gérard Bocholi­er, Isabelle Bal­a­dine Howald, Paul Farel­li­er… un lieu où, sem­ble-t-il, il con­vient d’être, un peu comme l’un de ses salons d’importance des siè­cles qui avaient encore de la com­mon decen­cy, lieu où l’on ne peut évidem­ment pas par­ler de tout ce qui compte mais où l’on évoque cepen­dant des livres qui impor­tent, ain­si le dernier vol­ume de textes retrou­vés de Jean Gros­jean, présen­té dans le numéro 2013, I par Gérard Bocholi­er, Ce qui reste du ciel, superbe et pré­cieux texte d’Elena Juris­se­vitch (Samiz­dat) sous la plume d’Ariane Lüthi, ou encore Ailleurs peut-être de Claire Krähen­bühl, lu dans le numéro 2013, II par Louise L. Lam­brichs. Des pages rich­es et intel­li­gentes, sen­tant peu le copinage – la chose est tout de même rare en ter­res de revues de poésie.

Ces dernières années, la rbl a con­sacré des numéros à de jeunes poètes des cinq con­ti­nents, Hilde Domin, Paul Celan, Annette von Droste-Hül­shoff, Ale­jan­dra Pizarnik, Ros­marie Wal­drop… On y croise aus­si, par exem­ple, les voix de Pierre Chap­puis, Isabelle Bal­a­dine Howald, Emmanuel Laugi­er, Wal­ter Hel­mut Fritz, Nim­rod, Frédéric Wan­delère… Et des chroniques nom­mées Tra­duc­ere, Tracés ou Chantier. Cela donne le (beau) ton. La revue des belles let­tres est une lucarne lumineuse. 

Le pre­mier numéro (2013, I) de l’année passé est con­sacré à Hen­ri Thomas. Numéro spé­cial pro­posé par Ghis­laine Dunant (dont il faut lire le texte d’introduction au dossier) et ouvert par Mar­i­on Graf, au nom de la rédac­tion : « Toutes les vies for­ment la vie, con­state Hen­ri Thomas dans un poème. Entre ce pluriel inépuis­able et ce sin­guli­er insai­siss­able, l’œuvre de Thomas dresse son archi­tec­ture légère, mou­vante, sans clô­ture, dans l’étonnement du divers et l’étrangeté d’une total­ité par­fois offerte, furtive­ment, à la faveur d’une lumière, d’un corps, d’une phrase. Une telle sen­si­bil­ité ne pou­vait que s’épanouir dans les claires-voies d’une revue, et Hen­ri Thomas, en effet, en ani­ma plus d’une. C’est donc en con­nivence que la RBL se met à l’écoute de ce poète libre et tou­jours clan­des­tin ». On lira ici des textes de Thomas, rares ou nom, de sa plume ou traduits par lui, let­tres, essais ou poèmes. À tra­vers Hen­ri Thomas, ce sont les voix d’Armen Lubin, Jean Paul­han, Gide, Perec, Pouchkine, Hölder­lin, Essé­nine, Jac­cot­tet ou encore, entre autres, Jean Gros­jean, lequel se demandait « Com­ment par­ler d’Henri Thomas ? ». Étrange­ment, en apparence seule­ment, c’est tout un pan de l’histoire de la poésie du siè­cle passé, et sin­gulière­ment de l’aventure Gal­li­mard qui s’éclaire ici – out­re-Alpes. Des essais et études d’écrivains con­tem­po­rains, ain­si que d’utiles élé­ments cri­tiques et édi­to­ri­aux vien­nent com­pléter un ensem­ble qui fait immé­di­ate­ment (et inten­sé­ment date).

Et la voix d’Henri Thomas, bien sûr :

 

 « per­son­ne ne peut reprendre
à l’enfant pour­tant si tendre
un secret dont il a peur ».

Per­son­ne ne pour­ra dire qu’il ne savait pas.

 

 

2013, II, le numéro suiv­ant, porte les noms de Sea­mus Heaney, Boris Paster­nak, Lau­rent Cen­namo et Anne Per­ri­er en cou­ver­ture, ceux-ci au dos : « oster, merz, graf, mee­han, knech­ci­ak, cen­namo, woods, tabari­ni, sar­ré, de roux, heaney, her­sant, ruffy, dar­ras, vamvouri, paster­nak, aucou­turi­er, voélin, nau­roy, hes­el­barth, monney ».

Le vol­ume s’ouvre sur un long texte de Pierre Oster, avant cet « Après Homère » bilingue de Klaus Merz :

 

Dans la cham­bre ronronne
Le chat. Dehors
un chien qui erre.

A la fenêtre
une femme, elle attend.
Et per­son­ne pour l’écrire.

 

Il y a quelques mois, nous sommes plusieurs à avoir enten­du, devant l’entrée des Bernardins, à l’occasion de l’hommage que nous ren­dions à la fig­ure de Jean Gros­jean, un poète en vue ou bien jouf­flu déclar­er à deux ou trois de ses pairs, afin d’être écouté de tous : « le prob­lème est que nous n’avons pas de relève ». Sor­dide et triste pré­ten­tion, un peu ris­i­ble tout de même, autour d’un « nous » désig­nant trois ou qua­tre noms édités – sou­vent les uns par les autres – sous d’identiques cou­ver­tures, et par­fois presqu’autoédités dans l’apparente dis­cré­tion. Déficit de lec­tures en tout cas, en par­ti­c­uli­er de pages telles que celles de la revue de belles let­tres. Il est tou­jours éton­nant d’assister de son vivant à l’expression d’un cré­pus­cule. Car, ain­si que Merz l’écrit :

 

Il ne se voy­ait plus
qu’en hôte
de lui-même.

 

Suiv­ent les voix des poètes déjà cités, par­mi lesquels, sim­ple affaire de goût, je retiens le rythme de Paula Mee­han, ses vis­ages de pierre de Dublin quand « le maçon a trou­vé le geste / comme le ciel, la nuit venue, trou­ve une étoile », les sim­plic­ités fortes (au sens de Gilbert-Lecomte) de Claude Tabari­ni, l’année 2004 de Paul de Roux.

Puis le vis­age de Sea­mus Heaney appa­raît à l’avant-scène de ses mots (dont un bel entre­tien) et d’essais au poète con­sacrés. Autre dossier qui immé­di­ate­ment s’impose dans le paysage,

 

Un bouleau plan­té voilà vingt ans
S’interpose entre la mer d’Irlande et moi
A la lucarne du gre­nier, adulte naufragé

Sous ses pro­pres combles, jeune garçon
Décou­vrant la vie du haut d’un nid-de-pie
Remué par la brise, ivre de vent, affer­mi par le chant

Qui monte de la quille à la pointe du mât,
Frot­tant ses yeux incré­d­ules devant ce bouleau,
Le plus à flot, le plus ondoy­ant des perroquets.

 

 

Cela dit la poésie, en pro­fondeur, bien plus que de longs dis­cours. Car jamais la poésie ne cesse d’être, et jamais elle n’a besoin d’être relevée, tant elle s’élève éter­nelle­ment, seule.

La poésie seule, messieurs, n’a point besoin de petits braquets.

 

 

La revue de belles let­tres, 2013 I et II.
BP6741. CH-1002 Lausanne.
info@larevuedebelleslettres.ch
Site : www.larevuedebelleslettres.ch
Abon­nement : 56 euros
La revue est semestrielle.

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