Vingt ans après les « Pros­es du fils » qui le firent con­naître, Yves Char­net revient en pèleri­nage du côté de Nev­ers et de son enfance douloureuse et soli­taire. Avec « La tristesse dur­era tou­jours », il évoque Madame G. une vielle dame qui l’avait pris sous son aile, une « grand-mère imag­i­naire », pour un hom­mage plein de nostalgie.

Yves Char­net  a fait une entrée remar­quée en lit­téra­ture, en 1993 avec « Pros­es du fils » (la Table ronde), salué par de nom­breux écrivains dont moult poètes (Deguy, Michon, Pirotte, Bergounioux, Emaz, etc.) Nor­mal : ce prosa­teur de l’autofiction a une con­ci­sion, une den­sité d’écriture, une manière de faire ray­on­ner ses phras­es cour­tes, et une vraie « voix » qui appar­entent ses pages à des poèmes. Spé­cial­iste de Baude­laire et de la poésie con­tem­po­raine (il a notam­ment con­sacré un livre à Jacques Ancet), il écrit en réson­nance avec tout ce qui se trame dans la langue et l’imaginaire d’une époque.

Il n’empêche qu’il s’agit bien de nar­ra­tion. Char­net racon­te et se racon­te. Sa bâtardise jamais digérée (« ni père ni repaire »). La soli­tude à deux avec sa mère taiseuse (entrée dans « la reli­gion du fils »), Nev­ers et ses bor­ds de Loire mélan­col­iques, les livres, la chan­son (Trenet, Brel, Gains­bourg, Sar­dou) qui lui ouvre des hori­zons dans son isole­ment. Plus tard ses amours, son père sui­cidé. Des scènes et des épisodes qui con­stituent le vivi­er intime où son écri­t­ure jette ses lignes. Tout est ici affaire de style et celui de Char­net emporte l’adhésion, par sa force et sa justesse.

Bien d’autres livres ont suivi depuis ces« Pros­es du fils », entre autres des évo­ca­tions de cette tau­ro­machie qu’il affec­tionne (« Let­tres à Bautista », la Table Ronde). Ain­si qu’un livre tiré de qua­tre saisons passées en rési­dence chez Mau­rice Guérin, « Petite chambre ».

 

« Petite chambre »

 

Cette « Petite cham­bre » est celle d’un poète, donc, Mau­rice de Guérin (1810–1839). Un poète presque oublié aujourd’hui, intimiste et roman­tique à la fois, qui mou­rut jeune après s’être retiré avec sa sœur Eugénie (vierge soli­taire et poétesse, elle aus­si) dans leur mai­son natale du Car­la, dans le Tarn. 

Yves Char­net y a vécu qua­tre saisons, en rési­dence d’auteur, marchant sur les traces de cet héri­ti­er de Chateaubriand et ami de Bar­bey d’Aurevilly, entrant dans son intim­ité en se posant dans sa mai­son et ses paysages, dev­inant sa mélan­col­ie et son mal de vivre. Il aurait pu ramen­er de ce voy­age une étude sur le roman­tisme, cette « poé­tique de la sen­sa­tion », ou un reportage. Mais c’est un livre bien plus per­son­nel qu’il a tiré de sa balade en com­pag­nie de Guérin, cet étrange auteur dont Mau­ri­ac et bien d’autres se réclamèrent. Un livre ser­ré, musi­cal (Char­net, devenu Toulou­sain depuis pas mal d’années, et ami de Nougaro, est aus­si un amoureux du jazz), ou l’empathie est à l’œuvre : car c’est en « frère » qu’il abor­de son per­son­nage et c’est à tra­vers lui qu’il renoue avec ses thèmes, ceux qui irriguaient ses précé­dents livres, « Pros­es du fils », « Cœur furieux », etc. « Je voudrais écrire des livres déchirés par ce qui fait de vivre cette expéri­ence déchi­rante », écrit-il. Et d’affirmer encore qu’écrire est « un art de toréer ses han­tis­es ». Yves Char­net, dans ce texte comme dans ses précé­dents, descend en effet dans l’arène. Ecorché vif tou­jours, mais aus­si styl­iste et poète. Qui se bat con­tre des ombres en plein soleil et véri­fie, une fois encore, qu’« on est tou­jours quelqu’un d’autre. »

 

« La tristesse dur­era toujours »

 

Le dernier en date de ses livres, « « La tristesse dur­era tou­jours » emprunte son titre a une phrase attribuée à Van Gogh, dans le film « A nos amours » de Mau­rice Pialat, que Char­net affec­tionne (il revient sou­vent sur le film « Le Garçu » qui a sa préférence). La tonal­ité élé­giaque est donc don­née d’entrée. Avec la mort de Madame G. et l’hommage qu’il annonce entreprendre.

Madame G. est une ami de sa mère, insti­tutrice comme elle, qui les avait tous les deux en affec­tion et qui les invi­tait le dimanche au restau­rant. Une « grand-mère imag­i­naire » qui a les couleurs mélan­col­iques et chavirées de son enfance et du manque, une femme qui fut un peu son soleil de gosse, qui l’aida à échap­per à « l’enfermaman » et dont il ne peut faire le deuil.

 Madame G. habitait La Char­ité-sur-Loire, près de Nev­ers, et les pas du nar­ra­teur le ramè­nent en pèleri­nage ses lieux han­tés dont il fait vivre la poignante nos­tal­gie. Ain­si, vingt ans après, les pros­es du fils se réac­tu­alisent-elles, et la douleur se réveille, si tant est qu’elle se soit jamais assoupie. Telle est « la matière vivante des livres » et la mémoire des hommes qui ont tant de mal à aller à l’essentiel. « Un écrivain n’habite jamais rien d’autre, à la fin, que son cha­grin (…) J’écris un livre au cœur gros. Tombeau de Madame G. J’écris un jour­nal de deuil ».

 « La vie va trop vite pour être vécue » et l’écriture de l’intime tente de lui restituer un peu d’épaisseur, comme de mérite – le pro­pre même de la poésie. De trou­ver une iden­tité aus­si, pour celui qui ne s’est jamais sen­ti « quelqu’un », mais tou­jours « mul­ti­ple » et déchiré et qui voudrait « se refaire un nom ».

 Cette manière de « béer aux choses passées » qu’avoue cul­tiv­er Yves Char­net  s’avère finale­ment très tonique, même si pass­able­ment dés­espérée. C’est l’autre mir­a­cle de la lit­téra­ture : elle sauve en même temps qu’elle creuse la plaie. Les « cabanes en bord de Loire » d’e l’auteur de « Pros­es du fils » ont sans doute été emportées par le temps et le courant, mais il en a fait des livres – des « vieux dis­ques rayés » —  qu’on lit et qu’on écoute sans se lass­er, avec une émo­tion tenace et heureuse.

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