Un jour de l’aurore au cré­pus­cule du soir à suiv­re la course solaire uniquement
 

Milieu des années 70. Cher­chant son Walden, Daniel Biga s’installe en haute mon­tagne, “au large” de Nice, ville où il est né en 1940. Délais­sant la vie cita­dine, aban­don­nant son emploi, s’éloignant de ses proches, il se retire pour huit saisons dans un hameau des Alpes, un lieu nom­mé Ami­rat. Un nom doux,  secret et mar­tial à la fois qui peut-être gui­da son choix. De là, de sa « mon­tagne froide », Biga nous écrit :

 

J’ai changé ma vie apparem­ment : en fait je n’ai pas brisé la moin­dre de mes rou­tines… Nous vivons dans une minus­cule couche de glace au-dessus de l’abîme La con­nais­sance est ter­ri­fi­ante Et l’on ne peut dire qu’importe la con­nais­sance… car si l’on ne con­naît pas – et l’on ne con­naît pas – qu’est-on ? Zom­bi de l’habitude

 

L’Amour d’Amirat, ensem­ble de textes générale­ment courts, ini­tiale­ment paru en 1984 au Cherche-Midi, est repris ici par le même édi­teur mais accom­pa­g­né de trois autres titres : Né nu,  Oiseaux Mohi­cans (pre­mier recueil de l’auteur, paru en autoédi­tion en 1966 puis réédité trois ans plus tard à la Librairie St Ger­main des Prés) et Kil­roy was here.

 

Assumer sa marginalité
sa rel­a­tive orig­i­nal­ité individuelle
 

Daniel Biga fut très tôt « éti­queté » (par qui ?) poète beat­nik, sorte de pen­dant français aux écrivains améri­cains de la beat gen­er­a­tion. Il est vrai que l’auteur s’approprie, dans Kil­roy was here notam­ment, de la tech­nique du cut-up : assem­blages étour­dis­sant de notes, slo­gans pub­lic­i­taires, bribes de con­ver­sa­tions, dis­cours, extraits de scé­nario… On remar­quera aus­si, pour appuy­er cette fil­i­a­tion, la présence dans L’Amour d’Amirat d’un court poème d’Allen Gins­berg. Il sem­ble cepen­dant, s’il faut chercher ses références out­re-Atlan­tique, que Daniel Biga se trou­ve ici plus proche d’un Richard Brauti­gan, certes beat­nik améri­cain mais pas vrai­ment mem­bre de la beat gen­er­a­tion, que d’un William Bur­roughs. Rap­proche­ment dans l’écriture, fine, dis­tan­ciée, limpi­de et humaine, mais aus­si dans le choix, la recherche de l’isolement, d’une soli­tude vers soi tout autant que vers l’autre. On pense à Brauti­gan quit­tant le tumulte de San Fran­sis­co pour son ranch du Mon­tana natal, à Brauti­gan, si par­faite­ment seul, au print­emps 76, en plein cœur de Tokyo et ses quelques 12 mil­lions d’habitants à l’époque. Au moment même où Biga tient ses car­nets d’Ami­rat, l’américain rédi­ge, de l’autre côté du globe, son Jour­nal japon­ais (June 30th, june 30th pour le titre orig­i­nal), notes qua­si quo­ti­di­ennes pris­es sous forme de courts poèmes lors de son pre­mier séjour au Japon (Edi­tion le Cas­tor Astral — 2003) :

 

 

Avenir
 

Ah ! 1er juin 1976
              0 heures et 1 minute.

                              Tous ceux qui survivent
                               à notre mort.

On a con­nu cet instant
                 on y était.

 

                                                                          R. Brautigan

 

Tu ren­tres dans le soir
et haut dans la montagne
une voix te salue.

                                                                                    D. Biga
 

Le livre puisé par Biga dans son impa­tiente soli­tude d’Amirat est égale­ment de cet ordre : jour­nal non daté et cer­taine­ment non linéaire, car­net de bord établit sur l’instant et après-coup d’un « voy­age » qui, s’il avait échoué, irait de Biga à Biga, mais qui avance sur l’incertain sen­tier menant de l’homme à l’humain.

 

Le temps se rétréc­it chaque jour pour dire ce que je devrais dire pour être ce que je dois être.

 

C’est émo­tion­nelle­ment, vis­cérale­ment, géo­graphique­ment, de matière humaine qu’est bâtîe cette “retraite” d’Amirat : la soli­tude, le désir, la ren­con­tre, le doute, le silence, la sex­u­al­ité, la spir­i­tu­al­ité, l’attente… Tout cela sans arti­fices, soutenu par une évi­dente urgence, sou­vent soulignée d’humour et par­fois même d’une viv­i­fi­ante naïveté.

Qu’il équar­risse un tronc pour remon­ter la char­p­ente d’une anci­enne grange, détaille, non sans ironie, ses ten­ta­tives potagères, relate la ren­con­tre avec un berg­er, un paysan, la vis­ite d’un ami, d’une femme, dépous­sière quelques sou­venirs, quelques blessures anci­ennes ou nous dise sim­ple­ment le froid, la nuit, la soli­tude de la mon­tagne, il n’en tire aucune leçon défini­tive, aucun principe uni­versel. Ni pour lui ni pour les hommes. Il va. Avance. Rebrousse chemin. Nomme. Vit. Habite. Tente de faire de son présent une présence.

Il ne fau­dra donc chercher dans L’Amour d’Amirat ni grandiose vic­toire ni péremp­toire démon­stra­tion. Comme Thore­au quit­tera sa cabane, son lac, sa forêt pour retourn­er vivre à Con­corde, Daniel Biga, remet­tra sa chemise blanche et descen­dra de sa mon­tagne. Il en descen­dra tel que lui-même, et c’est cela, sans erreur pos­si­ble, qu’il y était venu chercher…

 

Quel est le plus impor­tant moment de ta vie ?
hier tu répondais :
                                  celui-ci !
mais déjà tu l’as oublié
                                   oui
tant que tu ne vivras pas chaque moment il te restera tout à apprendre

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