Mai 52

 

L a r g e

 

J’ai ten­té de les assembler
En con­traste       Beautés que sont
maisons et soleil plat

Tombé en admiration
Monde de
       l’esprit

car la joie serait-elle à jamais
non con­tin­uelle Pluie
et arbres
       étoiles étangs gutturaux

                          Accroisse­ment de l’impact

Et ils se font pour­tant familiers
                          ailleurs la crue a commencé

 

Pour cette tra­ver­sée chronologique des « Col­lect­ed Poems » de Lar­ry Eign­er, l’éditeur a choisi une police de car­ac­tère de type « cour­ri­er », comme si cela sor­tait de la machine à écrire de l’auteur, une Roy­al Man­u­al de 1940. Infirme moteur depuis sa nais­sance, il a ain­si écrit toute son œuvre signe après signe, dans la véran­da de ses parents.

L’introduction de Mar­tin Richet fait deux pages. Pré­cise, rapi­de, effi­cace, elle donne le car­bu­rant qu’il faut pour s’aventurer dans une œuvre peu con­nue — on les aimerait toutes ain­si ! Cette note de lec­ture s’y référe.

 

(…)

ce qui se voit là
                                le poteau le coin
                 la face la lune la tranche
                          le soleil
                      saisir l’ombre la lumière

un écran
       lâche

c’était une de ces tem­pêtes de neige, une
sur l’autre

                   l’ombre du jour
                            lent
                            passe

         les mou­ettes qui volent par ici
                                     gou­ver­nail d’équilibre (…)

 

Rien, il ne se passe rien. Un monde qui s’éclaire par éclats suc­ces­sifs. Un dieu clig­no­tant ? Un homme qui cille devant le jour trop grand ?

On pense à William Car­los Williams, qui admi­ra le pre­mier livre d’Eigner, et aux poètes objec­tivistes comme George Oppen. Il n’est pas vain, me sem­ble-t-il, d’observer une con­comi­tance avec les études lin­guis­tiques de Bloom­field et son analyse dis­tri­b­u­tion­nelle. D’un point de vue stricte­ment esthé­tique, je sens le même goût pour la seg­men­ta­tion des énon­cés, pour ces mots égrainés qui sem­blent l’un après l’autre, presque matérielle­ment, choi­sis au sein d’un vaste paradigme.

Mais c’est surtout d’Olson que Mar­tin Richet rap­proche Eign­er, Olson et sa con­cep­tion du vers pro­jec­tif : une poésie basé sur le souf­fle du poète, entraî­nant une con­struc­tion à par­tir des sons et des liens entre les sen­sa­tions plutôt que sur la syn­taxe et la logique.

On a la chance, grâce aux ver­tus de You Tube, d’avoir accès à une courte vidéo où Eign­er cir­cule dans son écritoire tout héris­sé de feuilles A4 et où, après une trem­blante intro­duc­tion de la feuille vierge dans le rouleau de la machine, ses doigts indociles cherchent et frap­pent chaque let­tre du poème pen­dant que la voix, qu’il va extraire au plus pro­fond de lui-même, lance un à un, vers la lumière de la véran­da, les mots qu’il est en train d’écrire comme autant de bang promis à s’étendre dans l’univers.

J’ai trou­vé là la con­fir­ma­tion d’une pre­mière impres­sion de lec­ture, le côté sin­gulière­ment physique de la poésie de Lar­ry Eign­er, sa gram­maire-com­bat, jamais pour détru­ire mais pour attrap­er, célébr­er le monde dans un élan chaque fois recom­mencé. Un geste que la poésie réalise à la place des mus­cles. Une tragédie vitale.

 

       L’amour

plus pro­fond que la parole

                                    à quoi est-ce

                 que la parole peut don­ner forme

       Rien que le réel, ce

                          lieu réel

                 où vit chacun

.

                          j’ai assez chaud

                                    face au soleil 

 

Cette poésie fait réfléchir en out­re sur ce que le « style clas­sique », — syn­tax­ique et logique —, doit à la « valid­ité », con­di­tion con­sid­érée si nor­male qu’elle ne fait que rarement l’objet d’un ques­tion­nement, tout comme la san­té sou­vent con­fon­due avec une absence de sen­sa­tion cor­porelle… Et, en con­séquence, elle nous par­le aus­si de la tech­nique, si décriée par les ten­ants réac­tion­naires des anci­ennes modal­ités d’écriture. Laque­lle tech­nique affirme ici son côté sec­ourable, char­i­ta­ble, et d’abord créatif. D’où ce choix édi­to­r­i­al (décidé par l’éditeur améri­cain) qui donne l’impression de tenir dans ses mains « la cal­ligra­phie mécanique de l’auteur ».

De même que c’est par la radio que Lar­ry, telle­ment isolé qu’en d’autre temps il n’eût peut-être pas accédé à sa créa­tiv­ité, enten­dit une âme sœur dans la voix de Cid Cor­man en train de dire que « peu de poètes ont com­pris ce que la radio pou­vait aujourd’hui (…) c’est le mot énon­cé qui y est, à juste titre, mis en avant, qui éprou­ve l’imagination de l’écrivain et de l’auditeur et ravive l’exigence d’un engage­ment oral — aur­al du vers, et c’est le grand pub­lic qui fait l’expérience du poème ».

Ain­si, ces mots pronon­cés en 1949 nous per­me­t­tent de jeter un regard plus juste sur la moder­nité poé­tique améri­caine, moins par son côté wild man on the road — remu­gle du roman­tisme hol­ly­woo­d­i­en —, que celui de l’expérience ver­bale vivante des amphis gal­vanisés par Ginzberg et l’imprégnation de l’écrit par la voix humaine rev­enue au pre­mier plan.

 

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