L’attente de la tour de Réginald Gaillard

Par | 10 février 2014|Catégories : Blog|

C’est un beau, noble et recueil­li recueil que celui de Regi­nald Gail­lard, pub­lié chez Ad Solem. Il par­le de la mort d’une jeune cav­al­ière, et du deuil. Il est roman­tique sans l’être ; il l’est bien au-delà des clichés et des ges­tic­u­la­tions. Il est dans l’intensité et la retenue de la poésie, à la fois hurlement et ciselure. Il est de ces voix poé­tiques qui font taire à elles-seules le bruit autour. On entre dans ce livre comme sous la nef d’une église, et, sans rien de for­cé, on choisit son moment pour lire ça, on fait le vide : c’est frag­ile et puissant.

Le livre se rat­tache à un thème poé­tique bien con­nu, celui de la jeune fille et la mort, que la musique et l’iconographie roman­tiques (et avant cela baro­ques et médié­vales) ont ren­du célèbre, et dont l’une des vari­antes (père-enfant) les plus con­nues est la Bal­lade du Roi des Aulnes. Les deux motifs sem­blent par­fois combinés :

 

                Il a emporté le souf­fle faible d’une jeune fille à cheval
                Dans un dernier éclat de rire, effeuil­lé,

(poème IV)

 

Nous sommes donc, en même temps que dans une poésie per­son­nelle et en présence d’un deuil réel, avec Dür­er, Goethe, Schu­bert, Füssli, Tournier et d’autres. Un imag­i­naire col­lec­tif puis­sant nous par­le, quelque chose de recueil­li (à cause du deuil) et aus­si d’inquiétant : la ter­reur et sa réac­tion, la révolte con­tre l’Injustice, ne sont pas loin. Est là aus­si le trou­ble étrange et éper­du du désir-deuil, où pater­nité et prox­im­ité char­nelle se super­posent, et s’expriment, l’une et l’autre libérées de tout soupçon inces­tueux par l’impossibilité trag­ique de la mort. Notre amour de l’autre, à qui nous avions don­né la vie, voudrait redonner vie, au prix éventuel de notre pro­pre mort. Cela, cha­cun l’entend ; cela rap­pelle l’amour même. Et l’Amour, même, puisque le poète est chré­tien. Ain­si dit l’énigmatique poème X :

 

                Là, main­tenant, la main glis­sée dans l’épaisseur
               et l’évidence du jour qui apparaît.
               Rien ne fut moins promis que cet instant fragile
               où j’ai posé ma joue froide sur
                ton ven­tre blanc qui de peur trem­blait.

 

Comme la poésie est sens et forme, la musi­cal­ité, sub­tile et mod­erne, d’un vrai poète des sons et pas seule­ment des images, d’un chanteur du chant sacré, d’un con­nais­seur de l’harmonie et de l’envoûtement mag­ique, est égale­ment à saluer ici. C’est la musi­cal­ité ver­laini­enne et du-bel­layenne, qui con­naît certes l’alexandrin et la rime, mais aus­si l’assonance, et le retour exact, presque-exact, inex­act, le retour recom­posé de syl­labes, de sons, de cel­lules sonores. Cela nous oblige à l’attention, au recueille­ment, à l’écoute des pro­fondeurs intimes du lan­gage et de ses frag­iles har­monies. C’est la leçon de vie de celui qui pleure, qui « prie », qui écoute, et non qui vocif­ère ou qui scan­de seule­ment des rythmes majeurs. C’est l’un des deux grands car­ac­tères de la poésie française.

Ain­si, par exem­ple, dans le poème IX :

 

                D’un saule les branch­es mortes trem­pent dans le marais
                D’où mon­tent, bleus, les feux affolés de l’oubli.
                La Dame blanche passe et me sourit, elle s’efface et revient.

 

D’un‑d’où-Dame ; saule‑s’efface ; feux affolés‑s’efface ; branch­es-blanche ; l’oubli-sourit ; marais-revient.

La rime cachée, si chère à Aragon, entre « oubli » et « sourit », dégage par ailleurs une fin de vers de sept syl­labes, qui font écho aux sept syl­labes ini­tiales (« d’un saule les branch­es mortes ») et con­sacrent le rythme impair, qui encadre les rythmes pairs du deux­ième hémistiche (6 syl­labes) et du cinquième (10 syllabes).

On appréciera, même sans les analyser, mainte sub­til­ité con­stru­ite de ce type. Il y a aus­si la sub­til­ité plus « nar­ra­tive » des com­po­si­tions et des retours d’expression, qui, par exem­ple, dis­ent l’ironie réciproque du deuil sur la-vie-qui-con­tin­ue et de la vie-qui-con­tin­ue sur le deuil :

 

La ville est grande elle aus­si, bien assez d’ailleurs

[…]

Le cimetière est grand, lui aus­si, mais pas assez (poème XIII).

 

De cet art de la com­po­si­tion relève égale­ment l’alternance des poèmes à « pri­ons » et des poèmes sans, ceux-là dis­ant la révolte de Job, le doute de Kierkegaard, la perte vraie, sans fond, vécue, de la foi, sans laque­lle nulle vraie char­ité ni vic­toire sur la mort.

   Car le sujet de ce recueil, comme celui de toute poésie peut-être, est le pas­sage par « le silence de la langue » (poème XIII), l’exténuation du lan­gage-maître-du-sens en « van­ité » et sa renais­sance, à tra­vers, ici, l’expérience de l’altérité et de la soli­tude face à la com­mu­nauté (un affron­te­ment mar­qué par le « priez » de l’avant-dernier poème, qui précède la réin­té­gra­tion et le retour au « pri­ons » ultime).

Ce par­cours ini­ti­a­tique du deuil au sens, où le sens des choses per­dues et des êtres s’abolit

 

                Pour leur repos dans le silence de la langue

 

puis renait de la musique du poème, relève-t-il d’une dialec­tique chré­ti­enne, orphique, pla­toni­ci­enne, uni­verselle ? Cha­cun y pour­ra sen­tir sa vérité. À moins de refuser l’expérience même de l’abattement, il est peu prob­a­ble en tout cas qu’on ne soit pas touché par ces poèmes.

Pour moi, à pro­pos de cet « abat­te­ment », en inter­ro­geant le lien improb­a­ble entre la jeune fille et la mort et le motif de la Tour, qui mar­que le titre et les sec­tions encad­rantes du recueil (« Autour de la Tour Per­due » I, II, puis III), je suis con­duit vers Gérard de Ner­val (dont le nom n’est pas sans faire écho à celui de Régi­nald Gail­lard !), le tra­duc­teur des Faust de Goethe (où les motifs « roman­tiques » de la mort, de la jeune fille et du cheval (via Delacroix) sont si présents) et aus­si l’auteur du « Des­dicha­do », du « Prince d’Aquitaine à la Tour abolie » ! Cette inter­tex­tu­al­ité est-elle le fruit d’une con­nex­ion trop per­son­nelle de lecteur, ou a‑t-elle une plus solide objec­tiv­ité ? Cha­cun sera juge.

Et l’auteur, peut-être en par­lera quelque jour …

 

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L’attente de la tour de Réginald Gaillard

Par | 12 décembre 2013|Catégories : Blog|

 

Nous sommes heureux de pou­voir présen­ter le pre­mier livre de poèmes de Régi­nald Gail­lard. Nous con­nais­sions ses tal­ents et son ardeur au tra­vail, notam­ment en étant fidèle à l’aven­ture de la revue NUNC qu’il fon­da il y a 10 ans, et qui nous livre 4 beaux numéros, sub­stantiels, par an. Nous sommes habitués à sa prose, lorsqu’il inter­vient dans cette même revue, à son esprit pro­fond, lorsqu’il signe par exem­ple un essai sur Jean Gros­jean, que nous avons eu la chance de pub­li­er ici.

Il était éton­nant qu’un tel homme, pourvu d’au­tant de dons, n’écrive pas de poèmes ou les garde pour lui. Cela aurait été dom­mage car nous auri­ons per­du prof­it à ne pas pou­voir lire cette Attente de la tour pub­liée par les édi­tions Ad Solem, et dont Recours au Poème a pub­lié en avant-pre­mière cinq beaux extraits.

Livre intérieur, approche pro­fonde du Verbe et de ses impli­ca­tions, chant sub­tile et fin des enjeux con­fiés aujour­d’hui au poème.

Plusieurs lignes de force com­plé­men­taires par­courent ce livre. Il y a la Dame Blanche, la présence de la mort, le pas­sage de la Jeune femme, l’at­trait du cheval, et ces forces se mari­ent et ten­tent de danser entre elles.

Une féérie par­court l’e­sprit poé­tique de cet ensem­ble, et à tra­vers l’évo­ca­tion des marais et de la glace, nous enten­dons l’é­cho loin­tain d’un La Tour du Pin. C’est pourquoi nous pou­vons situer l’im­por­tance du paysage dans cette Attente de la tour, attente du dedans cam­pée dans un entremêle­ment d’é­mo­tions vitales ici matéri­al­isées ou per­son­nifiées par des paysages qu’on pour­rait dire aujour­d’hui d’un autre temps, mais c’est par cet autre temps que cette parole de Gail­lard se situe hors du temps ordi­naire pour une plongée dans un espace de tout temps.

Nous sommes donc dans la féérie, et dans la légende. Les mots l’évo­quent sans osten­ta­tion et nous rap­pellerons que l’é­ty­molo­gie du mot légende ren­voie à ce qui doit être lu

Le pre­mier poème se nomme Clair­ières enflam­mées et ouvre la pre­mière par­tie du livre inti­t­ulée Autour de la tour per­due.  C’est un espace de promess­es. Le roi est là, qui observe, et peut-être épie-t-il ? Il épie par amour car “à la fin, il te ren­dra tes couleurs vives”.

La présence fémi­nine se solid­i­fie et se méta­mor­phose. Elle appa­raît soudain avec le vis­age d’une femme du XVI­Ième, son appel est irré­sistible et meut la parole du poète qui espère une nuit d’om­bre  avec elle, promesse “d’une résur­rec­tion dans la langue”.

Il y a de la cour­toisie dans cette Attente de la tour. Le français revendique la haute langue de Saint Simon mais aus­si la langue des patois. C’est elle, la femme per­due, l’ab­sente, l’ap­parue avec qui le poète prend langue. C’est elle qui le mène à ses com­mence­ments infinis.

Le rythme du livre relève du rythme de la marche et du cœur, mar­qué par des rimes internes qui son­nent comme des échos appuyés sur la présence de l’ab­sence, sur la présence de l’      Absent. Un entrelacs de mots, brèche, faille, frich­es, hommes éven­trés, accentue la dif­fi­culté de la marche mais le cœur de l’Homme sait répon­dre à l’ap­pel du Poème, à l’ap­pel de la Dame pour franchir les hautes étapes :

 

“La mort m’emporte au-delà de la ligne,
Me rend la vue, et la vie,
Et par là me trans­porte, à nu, dans le réel.”

 

Nous sommes ici dans l’évo­ca­tion du mys­tère, mis en mot fam­i­liers par le poète. Qu’est-ce qui nous meut, nous autres humains bien trop habitués et bercés par la vie quo­ti­di­enne au point que nous oublions que nous sommes en vie au cœur d’un mys­tère insond­able mais acces­si­ble par bribes et par signes ? Avec une langue retenue, le poète Régi­nald Gail­lard nous fait approcher des abysses, qui ne sont pas sans fond ; il nous fait pass­er au tra­vers du miroir et nous engage à regarder la vie d’un autre point de vue. Cette invi­ta­tion est faite avec élé­gance, toute en sug­ges­tions et sans démon­stra­tions. Sa con­struc­tion poé­tique agit ain­si comme une magie, ou une féérie, un arcane per­me­t­tant d’apercevoir et de sen­tir la présence se mou­vant sous les plis de l’Univers.

Il y a l’Homme, enten­du l’hu­man­ité. Il y a la femme, c’est à dire la force d’ac­cueil qui aimante. Il y a l’im­age incon­nue de Dieu, à laque­lle le poète par­le dans l’ef­fu­sion de son corps.

Ces forces dansent dans leurs con­tra­dic­tions, ces forces cohab­itent et la fidél­ité est haute et recueil­lie. A la fin des jours anciens revé­cus chaque jour avec la même fidél­ité, il y a la promesse d’un jour nou­veau, celle de recom­mencer avec l’in­tégrité du corps dévoué.

Le poète nous enjoint à prier avec lui, de par­ler à l’In­con­nu, de garder allumée la pra­tique ances­trale de l’adresse intérieure à cet autre qui vit en nous.

C’est ain­si que nous pour­rons espér­er entr­er vivant dans la mort.

 

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