La cou­ver­ture annonce claire­ment le pro­jet : un dessin d’an­i­mal fan­tas­tique et un titre Fab­u­laux  ‑qui n’est pas sans rap­pel­er les Fabli­aux du Moyen-Âge et les bes­ti­aires-. Que faut-il com­pren­dre dans ce mes­sage ? Ou encore, Le Bes­ti­aire d’Apol­li­naire (aus­si inti­t­ulé Cortège d’Or­phée) est-il une œuvre de sec­ond ordre ou des­tinée aux enfants ? On peut ain­si mul­ti­pli­er les ques­tions en abysse. Lau­rent Albar­racin, avec le con­cours de Diane de Bour­nazel, referait-il le pari d’Apol­li­naire en 1911 aidé de Raoul Dufy ? 1.

    À lire les poèmes de Lau­rent Albar­racin et les références qu’ils con­ti­en­nent ou les tour­nures qu’ils emprun­tent, le lecteur se rend compte que ce bes­ti­aire actuel n’est pas des­tiné aux enfants mais qu’il renoue avec une tra­di­tion qui remonte aux orig­ines de notre lit­téra­ture. Lau­rent Albar­racin se sert d’an­i­maux pour éclair­er l’hu­maine con­di­tion, éla­bor­er une morale à usage des adultes et décrire à sa façon le monde… Mod­ernes fables donc qui s’at­taque­nt à des mots com­muns ou qui sont inter­dits à la démarche poé­tique (porc, bien sûr, mais aus­si poule ‑parce que commune‑, hip­popotame ‑car il est ridicule‑, vache ‑nourri­cière de l’homme avec son lait et son camem­bert-). Et que dire de la taupe qui est la han­tise des jar­diniers et des amoureux de belles pelouses ?

    Lau­rent Albar­racin s’in­téresse à la face cachée de l’an­i­mal. C’est ain­si que le bouc “empeste par joie autant que par vice”, qu’il s’in­ter­roge sur le mys­tère “dont le lion et le mou­ton / sont les béné­fi­ci­aires”, ce qui lui per­met de revis­iter une vieille fable car le lion et le mou­ton ne vivent pas sous les mêmes lat­i­tudes… Morale donc ?… Un peu plus loin, à pro­pos de la poule, il écrit que mor­phologique­ment, “elle ressem­ble à une selle de cheval / qui serait posée sur le dos con­stel­lé d’herbes / de l’ab­sence du cheval”. On n’est pas loin du couteau de Licht­en­berg, ce couteau sans lame auquel ne manque que le manche…

    Mais c’est toute la gente ani­male qu’il sur­v­ole en un poème : le lecteur trou­ve dans le por­trait de la vache une ménagerie : la grenouille, le héron, le tatou, la méduse… C’est que, mine de rien, Albar­racin n’ou­blie pas les fables qui ont été écrites jadis. C’est qu’il n’ou­blie pas les mythes, aus­si n’est-il pas éton­nant qu’il fasse allu­sion à Sisyphe qu’il com­pare au bousi­er, par le rocher qu’il remonte sans cesse… Ses ani­maux sont donc des créa­tures bizarres, qui n’ont pas grand-chose à voir avec la réal­ité ; ici, d’ailleurs les choses sont claires : “Quelle bête n’est pas une chimère / quel ani­mal n’est pas une fable à lui tout seul”… On le voit, ce bes­ti­aire per­son­nel n’est pas un livre pour la jeunesse. C’est un ouvrage pour des adultes cul­tivés, au fait autant de la zoolo­gie que de la lit­téra­ture ou de la philoso­phie anci­enne. Et c’est l’oc­ca­sion de rel­a­tivis­er toute la pen­sée que l’on véhicule. D’ailleurs, l’a­ma­teur de Licht­en­berg ne man­quera pas de rap­procher cet apho­risme “Il pleu­vait si fort que tous les porcs dev­in­rent pro­pres et tous les hommes crot­tés” du poème con­sacré au porc… ou cet autre, “L’âne me fait l’ef­fet d’un cheval traduit en hol­landais”, de celui con­sacré à l’âne… Justement .

 

Note :

1. Cet ouvrage, après la mort des deux auteurs, fut illus­tré de lith­o­gra­phies en couleurs de Jean Picart le Doux et parut aux Bib­lio­philes de France, en 1962.

image_pdfimage_print