Votre prob­lème quand vous êtes en avance sur votre temps c’est que vous allez y retourn­er éventuelle­ment avec tous les autres et en éprou­vant un extrême ennui.  Je veux dire il n’y a pas moyen d’être en avance sur votre temps et d’embarquer votre corps avec vous. Votre corps est obligé de faire le tra­jet avec tous les autres corps, et quand il le fait, il répond, ben oui, déja vu, déjà fait. Ceci est surtout le prob­lème avec le monde virtuel  où tout le monde entre main­tenant: les gad­gets font fureur partout et tout le monde en est telle­ment épris qu’ils ne se ren­dent pas compte des choses qui sont en train de dis­paraître tan­dis qu’ils sont occupés à frap­per l’écran vit­ré ou à agiter les bras pour se fray­er un chemin vers le monde imag­i­naire. Voici quelques choses qui dis­parais­sent: être payé pour ce que vous créez, la preuve matérielle de votre créa­tion, vos occu­pa­tions soli­taires, votre lib­erté de rester anonyme, votre vitesse préférée, votre spon­tanéité, sans rien dire du plaisir ou de l’embarras de chang­er d’avis.

Dans l’autre monde-boucherie vous pou­viez met­tre la main sur les marchan­dis­es et vous servir de vos cinq sens pour les décou­vrir,  et puis les éclater en petits morceaux durs quand vous aviez envie ou les embrass­er au point de les anéan­tir comme une pieu­vre à la Nou­velle Orléans au mois de juil­let. Aucune pos­si­bil­ité de cette sorte dans un monde virtuel qui revêt plus de cohérence que vous n’en aurez jamais; alors pourquoi pas céder et faire subir votre indis­ci­pline inco­hérente aux règles du jeu. Nous sommes si fascinés par les con­struc­tions réal­isées par les ingénieurs que nous ne savons pas retourn­er à celle créée par la folie des dieux ou qui que ce soit qui ait craché cette crasse rigolote dans un pre­mier temps. Prévoir l’avenir c’est pas un grand truc mais c’est vrai­ment assom­mant d’y vivre après l’avoir vis­ité en imag­i­na­tion. Mon pre­mier rem­place­ment de réal­ité aurait dû être l’interrupteur dans notre apparte­ment :  vous appuyiez sur l’interrupteur  et il ne fai­sait plus nuit. Très longtemps je pou­vais vivre avec cela, en entre­tenant deux réal­ités con­tra­dic­toires et simul­tanées: il fai­sait nuit et il fai­sait jour aus­si; il y avait de l’obscurité et il y avait de la clarté en même temps. Mais ces réal­ités-là ont présen­té un vis­age sin­istre quand elles ont com­mencé à chang­er de place : vous appuyiez sur l’interrupteur pour faire nuit noir, et vice ver­sa. La machine-à-faire-chang­er-de-réal­ité rendait les con­struc­tions intéres­santes, au début.  Pour­tant main­tenant que j’y suis arrivé, esprit et corps, je trou­ve toute l’affaire effrayante. Où ai-je mis ma vit­a­mine D ? Je sais qu’il fait jour et nuit pour les ani­maux, alors peut-être je me chang­erai en chien, o.k.

 

Un corps avant-garde n’existe pas.

 

 

Ver­sion française, Eliz­a­beth Brunazzi 

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