C’est un livre de pas­sion. Il résulte aus­si d’une pas­sion de l’âme qui con­siste à se con­fon­dre avec le sujet que l’on s’est don­né à étudier.

Stéphane Lam­bert, c’est l’un, l’au­teur. Le sujet, l’autre, c’est François Muir, poète belge de langue française mort en 1997. Stéphane Lam­bert revendique « une approche poé­tique de la tra­jec­toire de François Muir ». Il a col­ligé des témoignages et des doc­u­ments inédits de cette œuvre dont quelques édi­teurs brux­el­lois n’ont fait qu’en­tamer les prin­ci­pales veines. À l’op­posé d’une somme biographique, nous n’al­lons pas le regret­ter. Le texte est flu­ide, sans notes et sans guillemets, le va et vient Lam­bert-Muir étant assuré par un usage dis­cret des italiques. Ça se lit comme un poème, dans une alter­nance de vers libres et de prose lyrique et emportée.

La pre­mière chose qui me trou­ble, c’est le peu de cita­tions de Muir. Et l’absence d’un flo­rilège à la fin, ne serait-ce que pour sen­tir, sur la durée, ce que des vers éparpil­lés promettent.

Mais une biogra­phie en deux pages est épinglée au prière d’in­sér­er. S’y trou­vent, à l’at­ten­tion exclu­sive des rédac­teurs de revues, une bib­li­ogra­phie de Muir et les adress­es élec­tron­iques de sites qui lui sont dédiés, la fiancée est donc vis­i­ble quelque part… Infor­ma­tions curieuse­ment absentes de l’ou­vrage. Je reste con­va­in­cu qu’un livre, même de poésie, doit avoir une portée pra­tique et sim­pli­fi­er la vie du lecteur, mais c’est un autre sujet. Où l’on apprend encore que Muir souf­frit de schiz­o­phrénie. Ce qui n’a rien d’infamant et, me sem­ble-t-il, prédis­pose même à abor­der l’écri­t­ure sans pass­er des années à ouvrir des brèch­es dans son sur­moi… Pour l’a­ma­teur d’art brut que je suis, l’ex­is­tence courte, ardente, désor­don­née et vocif­érante de François Muir se nimbe d’un a pri­ori plus que favor­able. Mais dans son livre, Stéphane Lam­bert sem­ble con­tourn­er ces ques­tions, réduisant l’acte d’écri­t­ure à un enjeu pure­ment lit­téraire : Qui pour­rait soupçon­ner de quel abîme de colère est fab­riqué le plus déli­cat des tis­sages. De la réal­ité de cette colère et, dis­ons le gros mot, des clés de celle-ci, il n’est jamais question.

Il n’est pour­tant pas de page dont je n’ai goûté le style incan­des­cent, ni subi l’at­trac­tion pour l’oeu­vre et la per­son­ne de Muir. Elle ani­me entière­ment l’écri­t­ure de Stéphane Lam­bert, au point qu’elles ne font plus qu’une. Pour­tant il tente de s’en dégager : il faut que je me méfie de ne pas tomber dans le même piège, alors que je te suis dans tes déam­bu­la­tions (…) Est-ce l’ardeur de Lam­bert qui a avalé celle de Muir, ou bien le jeune saltim­banque s’est-il lais­sé hap­per par le cerceau enflam­mé qu’il voulait maîtriser ?

La feuille biographique dont l’a­cheteur du livre ne dis­pose pas laisse apercevoir, dans ce feu, des vieux char­bons mal éteints qui empêcheraient de trop idéalis­er le per­son­nage. Comme ce mariage en Thaï­lande. Qu’en est-il dans le livre ? Il est ques­tion de « l’asile asi­a­tique », d’une rue avec ses bor­dels comme s’il s’agis­sait d’épiceries pit­toresques, de la vie pas chère et « du sexe décom­plexé ». Là, je tique, car j’en sais assez des iné­gal­ités économiques qui prési­dent à ce type de sat­is­fac­tion des sens. Com­ment ne pas penser à Yource­nar quand elle par­lait des épi­grammes pédéras­tiques de l’An­tholo­gie pala­tine (livre XII) dans une prose où elle savait con­cili­er la fas­ci­na­tion éro­tique avec un regard au scalpel sur ce que le lyrisme des maîtres tai­sait. Ce point me paraît être la butée aporé­tique du livre. On décou­vre Muir entouré d’un flou à la Plos­su, quand notre intérêt pour le poète et son con­texte attendît un cliché de Mar­tin Parr.

J’ai fait allu­sion à la col­lec­tion « L’un et l’autre » au début de cette note, mais il n’est pas pas sûr que ce livre aurait intéressé Pon­tal­is. Il relève plus d’une « folie » lit­téraire à la Que­neau. La col­lec­tion de Gal­li­mard ressem­ble au fond à notre époque un peu crain­tive, tan­dis que Que­neau, en tant qu’édi­teur dans la même mai­son un demi siè­cle avant, rêvait de total­ité, d’un livre démesuré qui recen­sât tous les aspects de l’écri­t­ure et de la vie et qui brouil­lât la carte de la rai­son. Le fol livre ivre de Stéphane Lam­bert fait un peu revivre ce temps. Puisqu’en plus de se gliss­er dans la peau du mort, il tra­verse en songe toute une époque et ses rêves, ses livres et les usages du monde encore arti­sanal de l’édi­tion de la fin des années 70. L’it­inéraire de Muir à Paris est con­té par l’au­teur à la façon d’un brévi­aire de la mar­gin­al­ité. Je ne peux m’empêcher d’y con­vo­quer mes pro­pres spec­tres, Debord, Abra­ham, de même que chaque lecteur déroulera sa liste de noms de ces presque con­tem­po­rains déjà oubliés. Ce sont des noms de revues lit­téraires dont cer­taines exis­tent encore, ce sont des ren­dez-vous avec Michaux ou Lin­don et, même s’il n’en sort rien de con­cret, on se prend à rêver un instant de cet ancien régime fait de per­son­nal­ités fortes, où l’on se par­lait directe­ment même pour être en désac­cord. On ne peut qu’aimer l’évo­ca­tion de ce jeune homme venu au cen­tre du monde d’alors pour en découdre avec le monde entier.

La bib­li­ogra­phie (sur la fameuse feuille) nous enseigne que de nom­breuses pub­li­ca­tions de Muir ont été posthumes. Au terme de ce long voy­age en com­pag­nie d’un auteur chimérique et de son sujet réin­car­né, je sens plus que jamais, et peu-être était-ce l’in­con­scient pro­jet du livre, la soli­tude de deux som­nam­bule(s) plongé(s) dans la fragilité du jour.

lien : www.françoismuir.be

 

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