Patrice Bouret est poète et comé­di­en, il pub­lie ici son cinquième recueil. Un livre qui, par son ton et son fond, est claire­ment inscrit dans la famille des poètes réu­nis au sein du Nou­v­el Athanor par Jean-Luc Max­ence et Dan­ny-Marc. Du reste, les lecteurs de la revue Les Cahiers du Sens ont déjà eu l’occasion de crois­er des textes de Bouret. L’homme a été mar­qué par sa ren­con­tre avec Patrice de la Tour du Pin, mais ce n’est pas ce qui émerge de sa poésie. Plutôt l’importance de la voix / voie / chant, Rim­baud et Claudel aus­si. Ce livre est com­posé de deux ensem­bles, le pre­mier for­mant chant juste­ment : Le matin vient et la nuit aus­si ; Chemins du chant.

Le titre du pre­mier ensem­ble provient d’un vers récur­rent dans le chant, le pre­mier vers du livre. Un vers qui précède une cita­tion de Hölder­lin. Nous sommes immé­di­ate­ment plongés en ter­res con­nues, celle de l’exploration con­tin­ue de l’intérieur de la vie et de l’être. Bien sûr, se plac­er sous la maîtrise d’Hölderlin peut paraître un peu « ancien » à qui ignore (ou préfère ignor­er) que la poésie n’a que faire du « temps », pour peu que cela ait une quel­conque exis­tence, et qu’elle est éter­nelle­ment ce lieu même du non con­formisme inté­gral. Ain­si, la poésie de Patrice Bouret nav­igue du côté du feu invis­i­ble et du cri des pier­res, ain­si qu’il l’écrit, et cela accouche d’une parole que tout poète authen­tique ne peut que chercher, sachant que la quête du sens, par le sens même du Poème, est quête à la fois infinie et impos­si­ble. Je veux dire : ce chemin ne con­duit en aucun lieu et ne pro­duit aucun résul­tat. On com­pren­dra sans peine qu’à l’heure du GPS et des éval­u­a­tions, cette façon de vivre dans l’état de l’esprit poé­tique est pro­fondé­ment révo­lu­tion­naire. La poésie est con­tre-mod­erne par nature.

Dans le chant poé­tique, les ter­res s’explorent en pro­fondeur et, une fois vis­itées, elles révè­lent une authen­tic­ité de l’humain, cette authen­tic­ité jusqu’alors voilée. Il y a de l’humain en l’homme. Sans doute une asser­tion pareille sem­blera-t-elle évi­dente. Pour­tant, il y a loin de l’évidence intel­lectuelle, raison­née, au réel vécu et expéri­men­tal de la vie en poésie. Cette dernière ne fait pas seule­ment com­pren­dre qu’il y a de l’humain en l’homme, le poète se fiche de « com­pren­dre » ; la vie en poésie fait vivre l’humain en lui et par rebonds en cha­cun des hommes. Comme l’athanor et la pro­jec­tion lumineuse à laque­lle le tra­vail peut don­ner nais­sance. C’est pourquoi le poète authen­tique est un com­pas ouvert à la fois vers le haut et le bas. Et Patrice Bouret est un poète authen­tique. La con­struc­tion de cet humain en l’homme est un tra­vail, au sens ancien d’une œuvre, et ce tra­vail est bien plus dif­fi­cile à réalis­er qu’on ne le croit com­muné­ment. Il passe d’abord par la prise de con­science de la néces­sité du tra­vail. La poésie joue un rôle évi­dent en un tel domaine. C’est pourquoi son chant n’a jamais cessé de s’imbriquer dans le vaste domaine du sacré. L’humain en l’homme pénètre sur le chantier sacré de la vie, et la poésie est un de ses out­ils. Le Poème est à la fois ce mont ana­logue dont par­lait Dau­mal et l’échelle/édifice qui se con­stru­it en chem­i­nant vers sa cime. Il y a cette beauté dans la vie, et cela incon­testable­ment fait sens. Il y a ce mir­a­cle de la vie, et rien n’est plus insen­sé que de cess­er de le percevoir. Cela se pro­duit sou­vent, sans doute quand l’humain cesse d’être en l’homme. Quoi d’autre que ce fait d’être en dedans de soi ? La poésie tue par essence toute forme d’avoir, c’est pourquoi elle œuvre actuelle­ment et souter­raine­ment à la mort des sociétés imbé­ciles que nous sem­blons accepter. Cette « col­lab­o­ra­tion » con­tem­po­raine évo­quée par ailleurs.

Bouret écrit qu’« une porte s’ouvre sur les déluges sans fin ». C’est la vie elle-même qui porte en per­ma­nence révo­lu­tion et trans­for­ma­tion, et c’est pourquoi le monde dit mod­erne actuel, der­rière ses pré­ten­tions au mou­ve­ment per­pétuel, mou­ve­ment virtuel et de peu d’effets en réal­ité, masque un sta­tisme ahuris­sant, sta­tisme que nom­bre de mys­tiques ou penseurs pro­fonds nom­ment « solid­i­fi­ca­tion ». Faut-il crain­dre un tel état de fait ? Non pas. Il faut bien que tout cela meurt. C’est que « le matin vient et la nuit aus­si ». Ain­si, et peut-être sans le vouloir con­crète­ment, la poésie de Bouret est poli­tique par nature, et plus pré­cisé­ment lorsque le poète évoque « les volon­tés assignées à rési­dence ». On com­pren­dra pourquoi lisant des poètes tels que Patrice Bouret, et tant d’autres, l’équipe de Recours au Poème refuse d’intégrer les proces­sus actuels de syn­di­cal­i­sa­tion des poètes. Nous com­prenons, bien sûr. Mais si les diag­nos­tics sur l’état actuel de nos vies peu­vent être proches, la nature du com­bat que nous voulons men­er n’est pas celle-là. Serons-nous com­pris ? Cela n’a pas d’importance. En réal­ité, ce n’est pas de « volon­té » dont il s’agit – plutôt d’une évi­dence vécue dans nos chairs. Seule compte la vision poé­tique, car c’est exacte­ment ici que se noue l’état con­tem­po­rain de la guerre, celle qui tente de s’imposer à l’intérieur même de nos êtres. C’est donc aus­si ici que se joue l’acte de résis­tance réelle­ment con­cret : écrire un poème relié au Poème est un acte inté­gral, engageant la vie intérieure entière de l’humain vivant en l’homme poète, un acte inté­gral de refus de tout ce qui voudrait nous oblig­er à cess­er de vivre, à être. Bouret, dans son chant, annonce la voix retrou­vée. C’est l’heure de la rosée, que voulez-vous, il va bien fal­loir que le monde et l’homme solid­i­fiés d’aujourd’hui s’y fassent : la rosée annonce tou­jours la renais­sance du monde, et cette renais­sance a pour nom poésie. 

image_pdfimage_print