On inscrit générale­ment Man­ner par­mi les poètes Mod­ernistes finnois, mou­ve­ment qui a émergé après la sec­onde guerre mon­di­ale, dans un pays où la poésie écrite est récente. Les Mod­ernistes pré­con­i­saient l’abandon de la rime, le retour au rythme naturel de la langue finnoise, le refus des décors poé­tiques inutiles, un retrait par rap­port aux pre­mières tra­di­tions poé­tiques du pays et une sorte de réal­isme. En 1956, Man­ner pub­lie Ce Voy­age, recueil qui frappe immé­di­ate­ment et durable­ment les esprits. À ce pro­pos, dans une présen­ta­tion dynamique et intéres­sante, Jean-Jacques Lamiche nous apprend ceci : « Après de courts poèmes de soli­tude, arrive la série Cam­brien, qui plonge dans le mys­tère des ères géologiques, des formes des fos­siles, de l’apparition du mou­ve­ment coor­don­né, de la vie sur terre. La poétesse mon­tre, face au monde vivant au sens large, celui des ani­maux, des plantes, mais aus­si des micro-organ­ismes, des roches, des plis de ter­rain, des vagues de l’eau, un sen­ti­ment de « cama­raderie de des­tin biologique » comme l’a car­ac­térisé un cri­tique. Ce regard plein de com­préhen­sion et d’immédiateté (…) est l’expérience poé­tique par excel­lence chez Eeva-Liisa Man­ner. L’appréhension de la total­ité du monde ne se fait pas sim­ple­ment par l’approche philosophique clas­sique, ni par le vecteur de la foi chré­ti­enne, mais par celui d’une foi pan­théiste. » La soli­tude est au cœur de ce recueil. Cela s’explique, comme beau­coup de thèmes de la poésie de Man­ner, par son enfance. Dans une petite ville loin de tout, éduquée par ses grands-par­ents, Man­ner con­nait une enfance sous le règne du silence imposé par le grand-père, et avec une grand-mère médi­um. Tout un univers d’étrangeté qui l’amène à entr­er en con­tact char­nel avec la nature. Elle plonge en dedans d’elle-même, s’ouvrant à une vision mys­tique de la vie. Plus tard elle s’intéressera à Paracelse et Swe­den­borg, de saines lec­tures : « que nous ne ces­sions de chercher la ques­tion dont nous sommes nous-mêmes la réponse », écrira-t-elle. Sa poésie est vision et vie :

 

De ma vie je fais un poème, du poème une vie,
Le poème est la manière de vivre, et l’unique manière
    de mourir,
indif­férem­ment, d’une extatique :
gliss­er dans l’infini, flotter
au fil de Dieu léger instant d’élection.
Au fil des yeux glacés de Dieu

qui ne pleurent pas, ne veil­lent pas, ne for­mu­lent pas
     d’opinions
qui regar­dent sans se fix­er, et en approu­vant tout,
pra­tiquent l’ordonnancement et les instants précis,
pro­tè­gent le scor­pi­on, le ser­pent, la seiche
(détestés par les humains, qui mêlent ces formes
à leurs passions) ;

 

con­fess­er une seule foi : la Curiosité.
par­courir les maisons du capri­corne, du scor­pi­on et des
     poissons
emprunter à l’oiseau la fan­taisie et le parcours
et voleter vers le bas
     comme une aile enroulée de vent,
lib­erté véloce, en forme d’oiseau.

    Man­ner tra­vaille la matière de l’ordre mag­ique orig­inel, cherche le point de liai­son entre l’intime et le cos­mos. On y trou­vera sans peine l’influence d’un cer­tain sur­réal­isme. Elle s’interroge aus­si beau­coup sur le temps. Ainsi :

 

Marcher, marcher sans rien atteindre
à tra­vers la saleté et la neige, la touf­feur épisodique
et le ter­ri­ble passé et la glaciation
celle qui fut, et celle qui viendra ;

Eeva-Liisa Man­ner est une poète de la vision, celle qui assaille sans cesse son être. Elle ne sait plus très bien si ce qui se pro­duit est ou a été, et entre dans une vision cyclique du temps. Par cer­tains aspects, le car­ac­tère mod­erniste de sa poésie ne peut s’affirmer que sur un plan formel. Pour le reste, nous sommes, avec ses mots, au creux des plus anciens des mystères.

 

Temps

 

Les heures indo­lentes volettent,
les ombres mou­vantes du cad­ran solaire,
frag­ments de ciel dans ce sable.
Son éry­throp­tique majesté l’Oiseau-prophète
col­lecte pour ses cav­ités, couron­né de noir
et féroce, féru de perfection

Je ne suis pas libre, mon désir est dans l’oiseau
Les rêves por­tent des ros­es, les doigts de l’ongle,
Les pier­res sont des yeux Dans mon sang la croix
Je ne suis pas libre, à mon poignet pal­pite encore le temps
                    qui construit
les galeries cal­caires pour ce sang,
de petits ponts, des escaliers qui dévalent
tou­jours plus bas leurs cail­loux, les dates précises
en pierre pour les col­lecteurs de pierre du ponton
des pas que baigne le sel et les échos échoués
la file des jours et les déchets

 

jusqu’à m’élever et traverser
le temps éparpil­lé, le sable, les étoiles
Je suis un aimant, je retiens, si je veux.

*****

 

Quand la rive et son reflet sont par­faite­ment semblables
et qu’harmonieux et pais­i­ble se fait le mariage entre
   ciel et eau,
quand pro­fonde et claire est l’illusion du miroir,
et que flâ­nent les ani­maux, et les nuages, et que la som­bre forêt
frémit en pro­fondeur sans un souffle,

il suf­fit alors d’une aile d’oiseau plongée dans l’eau pour
   bris­er le mirage :
la recon­nais­sance émer­veil­lée de l’eau et de la lumière
   au monde,
fine comme la soir ; mais elle noue le mariage.

 

Et le monde, frais et beau comme après la pluie ou la
   création,
ou une con­ver­sion ou une longue maladie,
est unique, lourd, seul mem­bre à membre.

 

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