d’après Adam Zagajewski

 

mon père et son père
avan­cent sur le macadam
vers le match en ville.

autour d’eux la chaleur vibre.
les cigales strid­u­lent dans les épicéas,
l’herbe étin­celle de sauterelles translucides

La Méditer­ranée
famil­ière et éternelle
est tou­jours là.

plus au nord
le soleil arrache aux forçats les couronnes d’air
et les dissout

dans la sueur des marcels blancs
au chant stakhanoviste mélancolique
qui reten­tit au loin là-bas

jusqu’aux quais gris de Malte
et aux som­mets glacés
des mon­tagnes de l’Altaï à l’est.

quelque part après Žrnovnica
le grand-père, lente­ment, comme un vieux lézard
fronce les sour­cils sur son front desséché

et cille
car ses pieds souf­frent, trop serrés
dans ces satanées chaussures

qu’il partage avec son cousin germain,
mécanicien
qui à l’atelier pous­siéreux de la cen­trale hydraulique

ne cesse de s’approprier
des pinces rouil­lées et des clous en acier
(bien que lui-même ne sache pas pourquoi)

simul­tané­ment
dans son salon à Dedinje
Tito plaisante avec les cama­rades du Comité central

pen­dant qu’il teste le nou­veau tour à bois
nick­elé et
poli comme un sou neuf.

les vis­ages longs
comme chez Modigliani
des généra­tions dans tout le pays con­stru­isent le socialisme

qui lente­ment mais méthodiquement
comme les gouttes de vitriol
les détruit.

mais dans la tête du père
le monde con­tin­ue à flot­ter et à enfler, inachevé
telle une méduse transparente

pen­dant qu’il rêvasse
à un nou­veau moteur DKV
noir et luisant

comme les talons aigu­ille de Sil­vana Mangano
et puissant
comme la soutane déployée de don Jerko.

dans mes pensées
—car je ne peux m’empêcher —
je sur­veille sans cesse ce jeunot

sachant que devant lui
la route est longue
et incertaine.

je lui dirai de se détendre
et que tout, plus tôt ou plus tard, s’arrangerait pour lui
(ou du moins pour moi),

mais tout simplement
je ne l’ai pas encore bien en main:
peut-être précisément

parce que ma main n’y est pas,
parce que ma présence est encore insuffisante
parce que je n’y suis pas.

 

 

–  traduit du croate par Suzan­na Matvejević

 

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