Regarde, j’ai des entailles là dans les mains.
Les lignes dans le creux de mes paumes, on peut les lire comme des lettres.

Rachel Blau DuPlessis

 

Rachel Blau DuP­lessis est née à New York en 1941. Poète et auteurs d’essais sur ce qu’est la poésie ain­si que sur l’Objectivisme, elle est con­nue out­re Atlan­tique, en sus de sa poésie, pour ses pris­es de posi­tion fémin­istes (lesquelles appa­rais­sent aus­si dans ses Brouil­lons, quand elle pré­cise ce qui a été du domaine du « mâle ») comme pour ses travaux visant à penser la poésie mod­erne. Elle s’inscrit presque par nature dans ce qui forme main­tenant tra­di­tion au cœur de la poésie améri­caine con­tem­po­raine, le « poème long », poème dont on com­mence à sen­tir la présence de ce côté ci de l’océan. En France, un peu. Aux­eméry, tra­duc­teur et auteur du choix de poèmes, en col­lab­o­ra­tion avec la poète, donne un long et pré­cis essai visant à fix­er les enjeux de la poésie de Rachel Blau DuP­lessis, enjeux qui ne sont pas minces, à com­mencer par la forme de ces poèmes – Brouil­lons au sens de l’inachevé per­ma­nent. Et de ce point de vue, cette poésie est très loin d’être formelle, bien que réfléchissant elle-même sur… elle-même. Elle touche au pro­fond de l’être. Car tout est per­pétuelle reprise du chantier. Quel autre sens à la vie ? C’est ain­si que le tra­vail con­duisant à ces Brouil­lons est en cours depuis 1986, tra­vail vivant et donc en mou­ve­ment incessant.
Rachel Blau DuP­lessis donne une « intro­duc­tion » à l’orée de ce choix de poèmes, c’est un usage fréquent aux States. Don­nons-lui la parole : « Etre poète implique con­fronta­tion avec l’histoire de la pra­tique poé­tique. J’ai choisi de m’atteler à la tâche en un poème long, parce que son éten­due, son échelle, sa mal­léa­bil­ité, et son apti­tude à faire appel à une grande var­iété de gen­res ouvrent la voie à une inter­ven­tion dans le domaine de la cul­ture. La réponse à la ques­tion de savoir « pourquoi un long poème » dépend égale­ment de l’espace et du grand nom­bre de métaphores accu­mulées qui tour­nent autour de l’attention et du temps. Les ouvrages de la longueur du livre et les ouvrages qui vont au-delà du livre ten­dent à don­ner du pou­voir à leurs pro­pres mon­des, par effet de pure exten­sion, en générant un espace cohérent qui per­met d’élaborer des con­cep­tions con­cer­nant les valeurs poé­tiques et cul­turelles ». Con­traire­ment à une idée étrange­ment répan­due ici, on n’écrit pas de la poésie par hasard ou, pire encore, pour s’occuper. Et la poète de pour­suiv­re, plus avant : « Brouil­lons : tel est donc le titre générique du poème long, organ­isé en sec­tions de forme can­to, dont la rédac­tion a com­mencé pour moi en 1986. Le but visé est de par­venir à un total de 114 poèmes. J’utilise le titre, sur­plom­bant en quelque sorte, de Brouil­lons, afin de faire sen­tir que tous ces poèmes, ain­si que l’ensemble de la struc­ture, ne sont que des « ébauch­es » de quelque chose qui va au-delà d’eux, quelque chose de suff­isam­ment intense à percevoir mais qui reste impos­si­ble à attein­dre. L’ouvrage obéit à cette illu­sion, selon laque­lle les poèmes, indi­vidu­elle­ment, aspirent à un poème mys­térieux, du domaine de l’inatteignable, que ces poèmes, en leur ensem­ble, sont les ver­sions d’un ou de mul­ti­ples palimpses­tes d’une chose qui ne peut jamais vrai­ment être atteinte en total­ité, jamais pleine­ment pénétrée, jamais totale­ment énon­cée. Ce sen­ti­ment d’inconnaissable et d’inatteignable exprime l’ajournement mes­sian­ique, qui car­ac­térise les con­di­tions intel­lectuelles et éthiques dans lesquelles s’est man­i­festée ma voca­tion de poète ».
Ain­si, lorsqu’on s’éloigne de ou que l’on s’élève au dessus de la France, élé­va­tion en forme de recul, on le con­state claire­ment : les ani­ma­teurs de Recours au Poème ne sont pas seule­ment « fous » (nous enten­dons cela au sujet de notre façon d’en appel­er au Poème), ils sont engagés dans une aven­ture qui, pour être éloignée de la « petite France », se joue à l’échelle de la poésie et du monde. Et cette aven­ture met en ques­tion le réel même du monde.
Le ques­tion­nement ne saurait être unique­ment inter­ro­ga­tion de la matière si l’on en croit Rachel Blau DuP­lessis, et nous le croyons, que dis-je !, nous le savons avec elle : « La stratégie textuelle du com­men­taire et de la glose, qui passe par un réseau d’auto-allusions qui ani­me Drafts dérive ici de la pra­tique d’interprétation hébraïque con­nue sous le nom de midrash. Le midrash désigne à l’origine un com­men­taire en con­tinu au fil des généra­tions, por­tant sur les textes sacrés, par ceux qui – dans la tra­di­tion ortho­doxe : des mâles – étaient investis de l’autorité et du savoir spir­ituels appro­priés. L’entreprise des Drafts y fait référence, mais sécu­larise ce genre de com­men­taire, dont le sérieux con­siste en un sondage spirituel/analytique, ain­si que cette glose per­pétuelle. De plus, l’utilisation du titre de Draft, « Brouil­lon », pour chaque poème pris indi­vidu­elle­ment – avec une prob­a­bil­ité inten­tion­nelle, métaphorique, d’acompte escomp­té – engage le pro­jet dans la voie de propo­si­tions sans fin, tou­jours ouvertes, délibéré­ment non ter­minées, dis­cuta­bles à l’infini ».
Ainsi :

Œuvr­er parmi
les morts   pour cerner

le flot vivant des

espoirs envolés                            couronnes illuminées,
après avoir rejoint les cou­ples       toasts,
trem­blant de peur                        clig­note­ment des lampes
dans une arche goudron­née.         autour des portes et des maisons.

Impos­si­ble de
don­ner aux détails
assez de
foi, assez de force
pour ce qui est
affirmation

Rachel Blau DuP­lessis se recon­naît en con­ver­sa­tion avec Adorno, ain­si qu’influencée par Oppen et Zukof­sky, Pound aus­si. C’est aus­si pourquoi sa poésie accepte le face-à-face avec le réel dévoilé :

pas­sage

mais vers quoi.
« Fas­cisme et nazisme n’ont pas été vaincus.
Nous vivons sous leur signe. »
Quand com­mence l’urgence ?
Comment ?
Il sem­ble que la réponse soit là.
Dans le présent.

Ou encore, plus loin :

Lente­ment les détails
s’éparpillent dans le vent
et l’on est lais­sé là
avec ce qui se trou­ve sous la surface
à essay­er de faire venir au jour
ce qui n’a pas encore
été trou­vé ni
décou­vert là.
 

 

 

image_pdfimage_print