Je suis saisi par la ter­reur, au cré­pus­cule, un soir du XXIe siècle.

Luo Ying

 

À l’orée de ce livre impor­tant d’un poète chi­nois qui gagne forte­ment à être ren­con­tré, Jacques Dar­ras donne le ton : « C’est de l’enfer dont il est ques­tion dans ces textes. La nou­veauté est que la vision du lieu pro­lix­e­ment décrit par Dante revi­enne aujourd’hui, réadap­tée à notre temps, de Chine. Dou­ble exor­cisme, en somme ! Rap­pelons en effet qu’au moment où le poète de Flo­rence pre­nait la route de l’exil vers l’Enfer, pre­mière des­ti­na­tion de sa Divine Comédie, Mar­co Polo le Génois ren­trait à peine de ses aven­tures fab­uleuses sur les routes de la soie. S’ensuivrait un con­flit pas­sion­nant des hiérar­chies, entre un extrême ori­ent de rêves et un occi­dent de dépra­va­tion. Or voici que cet écart s’est inver­sé, qu’il change de sens avec Luo Ying. De Chine, ce dernier nous envoie une nou­velle ver­sion de l’Enfer, noire et plus encore, si cela est pos­si­ble. D’abord, elle con­tred­it l’expression clas­sique de la sagesse taoïste, fondée sur un plus ou moins grand détache­ment vis-à-vis du pou­voir poli­tique. Ensuite, elle exprime une cri­tique uni­verselle de nos sociétés mod­ernes, tous hori­zons con­fon­dus ». Et Dar­ras perçoit pleine­ment la vision de Luo Ying quand il écrit plus loin : « Car la cat­a­stro­phe n’est plus à prédire ni à éviter ou à sur­mon­ter, comme on le croy­ait encore dans l’ère post-atom­ique, elle est sur­v­enue et nous nous y sommes habitués au quo­ti­di­en ». Et cette anor­mal­ité (l’habitude) est du reste une des raisons d’être de l’aventure de Recours au Poème, lieu où Dar­ras ne sera pas dépaysé – lui qui fon­da autre­fois Aujourd’hui Poème. Une rai­son d’être ? Et poli­tique qui plus est : nous ne nous accom­mod­ons pas de la Col­lab­o­ra­tion aujourd’hui à l’œuvre sous cette forme d’  « habi­tude quo­ti­di­enne ». Et même, il nous arrive de penser – cer­tains soirs de peine ou d’exaltation révolutionnaire/réactionnaire – que ladite Col­lab­o­ra­tion n’a rien à envi­er aux col­lab­o­ra­tions plus anci­ennes. On ne nous en voudra pas d’employer ce pluriel, pour sim­ple­ment sig­ni­fi­er que nous met­tons sur un même plan les col­lab­o­ra­teurs d’hier et ceux de main­tenant, comme nous met­tons sur un même plan les petits nazis et les petits cocos d’hier. Les faquins de toutes les couleurs ont à voir avec cette « sur­v­enue » de la cat­a­stro­phe – qui oserait encore en douter ? Et avoir changé dis­crète­ment de chemise à moult repris­es, his­toire de per­dur­er dans les salons de telle ou telle admin­is­tra­tion du livre ne change rien à l’affaire.

Il est par­fois triste d’avoir eu sou­vent raison.

Nous savons que nous sommes ici en phase avec l’écriture de Luo Ying. Alors, pes­simisme du poète chi­nois ? Sans doute, et que son recueil s’ouvre sur la mort ne doit rien au hasard. Une ouver­ture en forme de let­tre à ceux qui meurent, aux hommes en somme. Une mort qui n’est pas seule­ment celle des corps con­tem­po­rains mais aus­si, et peut-être surtout, la mort à l’œuvre au cœur même des fon­da­tions de l’Être. Nous ne dou­tons pas un instant, ici, que Luo Ying soit un fin lecteur de la pen­sée de Hei­deg­ger. Et nous nous plaisons à con­sid­ér­er qu’il a rai­son. Mar­tin Hei­deg­ger n’était guère philosophe au sens mod­erne du terme, mal­gré les apparences, mais bel et bien poète et vision­naire. C’est pourquoi sa pen­sée a d’une cer­taine façon enfan­té celle d’Hans Jonas. C’est ain­si que Luo Ying peut écrire : « Quand c’est la langue qui est assas­s­inée, nous sommes désem­parés. Nous con­tin­uons à être com­plices de son assas­si­nat et de nous en servir pour nous débar­rass­er des autres intel­ligem­ment et en toute légal­ité » (…) « Pour procéder dans l’ordre à une exter­mi­na­tion de grande enver­gure de la langue, il faut d’abord élim­in­er le plus rapi­de­ment pos­si­ble toutes les phras­es, les unes après les autres, puis con­tin­uer la stéril­i­sa­tion en pré­con­isant l’usage des préser­vat­ifs durex ». Il y a de la colère et de la révolte dans l’apparent cynisme du poète chi­nois. On le com­prend. La poésie de Luo Ying appa­raît ain­si claire­ment pour ce qu’elle est aus­si ou en plus d’être de la poésie : un man­i­feste con­tre la bêtise à l’œuvre dans le monde mod­erne. Car ce monde, c’est celui des hommes bêtes. Rien de plus, mal­gré les apparences de « moder­nité ». Luo Ying sait par­faite­ment, lui, que :

« Aucun arbre ne peut vivre seul ».

Les ques­tions posées en de telles pages sont de pro­fondes ques­tions exis­ten­tielles, de ces ques­tions dont nom­bre de nos con­tem­po­rains n’ont cure par le mau­vais grain qui s’annonce, préférant trop sou­vent la pos­ture basse de l’autruche à celle de l’aiglon ten­dant le bec vers le ciel étoilé. On frétille du popotin, la tête dans le sable chaud des plages croates, c’est plus con­fort­able que de dis­cuter ura­ni­um ou défaite du lan­gage – c’est-à-dire mort de la vie et perte de l’humain.

Alors, nous recon­nais­sons un frère en ce poète quand il écrit :

« Assas­sin­er un seul poème ne suf­fit pas à provo­quer la ter­reur, mais quand on assas­sine un ensem­ble de poèmes, voire toute une poésie au nom de la langue, cela suf­fit à déclencher une vague de ter­reur qui engen­dre de nou­velles pul­sions meur­trières ». La pré­ten­due « mort de Dieu », messieurs, celle-là qui sem­ble obséder les cafés philo/bobo, caen­nais et autres, est tout de même un point de détail com­par­a­tive­ment à la ten­ta­tive d’assassinat per­pétrée con­tre le réel – ce que nous nom­mons Poème.

Par­lons de choses sérieuses.

C’est-à-dire de poésie.

La souf­france se joue au quo­ti­di­en dans les villes et la moder­nité, Luo Ying mon­tre claire­ment cela, mais elle se noue aus­si – et nous rejoignons le poète chi­nois sur ce point – dans le lan­gage, et de ce fait au cœur de la poésie/Poème.

C’est pourquoi Luo Ying par­le ici de « conspiration ».

Les con­spir­a­teurs, que voulez-vous messieurs, cela col­la­bore quand l’oc­ca­sion se présente.

 

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