Lorsque cela arrive, c’est tou­jours par sur­prise. On ouvre le recueil d’un poète que l’on ne con­naît pas, dont on n’a même jamais enten­du par­ler et… la magie opère. Le livre que l’on par­court d’abord, qu’on lit d’une traite ensuite, est l’une des œuvres d’un poète immense – et sans doute l’un de ses chefs‑d’œuvre. La poésie est pleine de très beaux livres mais comme en toute forme d’art elle con­tient en son sein des ouvrages qui vont au-delà d’elle-même. Les Nové­naires de Remo Fasani sont de ces livres-là, ceux qui mar­quent une vie de lecteur. Depuis quand, ou plutôt depuis qui n’avais-je pas été ain­si hap­pé, je veux dire hap­pé par un poète de l’ailleurs ? Sig­noribus, Juar­roz, Valente… Fasani, dif­férent de cha­cun de ces trois grands poètes, est cepen­dant poète de cette stature. C’est aus­si l’occasion de saluer le tra­vail édi­to­r­i­al mené autour de la revue Con­férence, ici en la per­son­ne de Christophe Car­raud, maître d’œuvre de cette édi­tion, une struc­ture édi­to­ri­ale qui donne à lire des poètes impor­tants en des pages physique­ment de toute beauté.

Remo Fasani nous a quit­tés en sep­tem­bre 2011, un mois avant la paru­tion de ce vol­ume. Il est né en 1922 dans l’espace italo­phone des Grisons. Un poète « suisse ital­ien ». Le poète était un spé­cial­iste recon­nu de Dante, il avait traduit Mal­lar­mé, Baude­laire et d’autres. Son œuvre com­porte une ving­taine de recueils de poésie. Fasani était aus­si un lecteur avisé de Hölder­lin. Cela se lit entre ses lignes, sans que l’on puisse pour­tant par­le d’influence, sinon spir­ituelle ou élec­tive, tant sa poésie est, à l’image de celle des grands poètes authen­tiques, poésie unique, Poème intéri­or­isé. Ici ou là, on lit que la poésie de Fasani se car­ac­térise par son « her­métisme ». Cela veut-il dire quelque chose ? Pas sûr. D’autant que dans un con­texte italo­phone, le mot her­métisme réfère à un courant de la poésie ital­i­enne du siè­cle passé. Mais peu importe. Car si elle est « her­mé­tique », cette poésie l’est alors au sens de poésie en lien avec Her­mès, le trois fois grand, inspi­ra­teur des néo-pla­toni­ciens de la Renais­sance, ces hommes dont on ne par­le que trop peu : Mar­cile Ficin ou Pic de la Miran­dole par exem­ple. Et de retrou­ver Dante en fil­igrane. Ici, nous ne crain­drons pas d’évoquer ces hommes, en par­ti­c­uli­er si nous par­lons de poésie, car il nous sem­ble qu’hermétisme et néo-pla­ton­isme ont à voir avec l’état de l’esprit poé­tique de cer­tains hommes ; à moins que ce ne soit cet état de l’esprit poé­tique qui ait naturelle­ment et essen­tielle­ment à voir avec une vision her­métiste du monde, vision qui, entre autres, pos­tule que le tout du monde et de la vie for­ment un ensem­ble unique, que ce qui se vit dans l’homme respire dans l’ailleurs de l’homme – et récipro­que­ment. Ici, en cette vision, tout est sym­bole. Et cela forme le réel. Qu’il con­vient de ne pas con­fon­dre avec les apparences qui nav­iguent pro­vi­soire­ment sous nos yeux.

Que ce que je viens d’écrire ne donne cepen­dant pas à penser que Fasani serait her­mé­tique au sens « d’illisible ». C’est tout le con­traire. Sa poésie atteint à une sim­plic­ité qui est source de beauté. Une sim­plic­ité telle­ment forte qu’elle en retourne l’âme de son lecteur. La puis­sance de cette poésie arrache des larmes. Que Fasani par­le de la pluie, des nuages, du paysage, de l’horreur cap­i­tal­iste (car cer­tains de ces poèmes pour­raient être qual­i­fiés « d’engagés » si ce mot n’avait à ce point été dis­crédité par des imbé­ciles grou­pus­cu­laires), il par­le en réal­ité de ce qui relie l’ensemble des élé­ments de la vie, et cette parole est en sa sim­plic­ité un dire pro­fond sur ce qu’est ce monde que nous sommes tout en le faisant. Ou en le défaisant. Ce dernier aspect étant source de la douce colère qui imprègne par­fois ces poèmes. Que dire de plus aux lecteurs de ces lignes : il faut lire le Nové­naires de Remo Fasani. Et lisant ce livre, laiss­er renaître en soi le Poème. Ces mon­des que nous sommes quand bien même nous l’oublierions sans cesse. 

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