« Les Sca­man­drites : sous ce nom fort peu con­nu des Français est désigné un groupe de poètes polon­ais de l’entre-deux-guerres. Et plus pré­cisé­ment cinq d’entre eux, les Cinq Grands, à savoir : Julian Tuwim, Kaz­imerz Wierzyńs­ki, Jaroslaw Iwaszkiewicz, Antoni Slonim­s­ki, Jan Lechoń. On joint habituelle­ment à ce groupe prin­ci­pal : Maria Paw­likows­ka-Jas­norzews­ka, Stanisalaw Bal­ińs­ki, Kaz­imiera Illakow­iczów­na, Józef Wit­tlin », écrit Roger Legras à l’orée de cette antholo­gie qui, aujourd’hui, per­met au lec­torat fran­coph­o­ne de lire les prin­ci­paux poètes de ce groupe lit­téraire polon­ais dont l’existence s’étend en gros de 1919 à 1939. Mais le Sca­man­dre, ce sont surtout les cinq pre­miers, plus Maria Paw­likows­ka-Jas­norzews­ka qui était liée à plusieurs d’entre eux, de divers­es manières. L’objet de leur regroupe­ment : réa­gir con­tre la poésie de l’époque précé­dente, celle de Jeune Pologne. Rien de très orig­i­nal du côté des motivations.
Les poètes du Sca­man­dre s’unissent au Pic­a­dor, un café de Varso­vie. L’ambiance est à la poésie et au cabaret. Ils doivent vite démé­nag­er et créent une revue, Ska­man­der, « Le Sca­man­dre ». Ils n’ont donc pas de pro­gramme pré­cis mais Roger Legras indique à juste titre qu’on peut dis­cern­er six axes dans leur action et dans leur création :
Des rap­ports négat­ifs avec l’héritage de la Jeune Pologne
Le rejet des oblig­a­tions nationales de la poésie
Le lance­ment d’une poésie du quo­ti­di­en dans un lan­gage acces­si­ble à tout un cha­cun, ce qui sera une véri­ta­ble obses­sion dans la poésie de Tuwim par exemple
Une posi­tion sen­suelle et opti­miste vis-à-vis de la vie et du monde
L’exaltation d’une poésie conçue comme mode de com­mu­ni­ca­tion plus que de créativité
Une prosodie clas­sique : stro­phes, rimes et chutes.
Bien sûr, aucun des mem­bres du Sca­man­dre n’a tra­vail­lé à respecter ces axes, que l’on repère surtout avec le recul. Quand la guerre éclate, la plu­part des mem­bres du groupe se réfugient à Paris. Le Sca­man­dre a déjà vécu en réal­ité. Ils se dis­persent : Lon­dres, Rio ou New York. Puis les par­cours se dis­tinguent net­te­ment entre ceux, comme Tuwim, qui ter­mineront leur exis­tence en Pologne et ceux qui, comme Lechoń, pour­suiv­ront une vie d’exil. D’autres sont morts au cré­pus­cule de la guerre. 

 

Poèmes du Scamandre

Théo­phanie
de Julien Tuwim

Tu viens ! Je le pressens ! Ta lumière géante
Rougeoie ain­si qu’un incendie au ciel lointain !
Je te vois, vision sainte et d’or rayonnante !
Nou­velle Poésie à son aube, tu viens !

Bien que je ne dis­tingue encor ton apparence
Que Dieu, du fonds caché des Temps fera surgir,
Je sais que tu seras et mys­tère et démence,
Âme qui viens, en qui se lève l’avenir !

« Je suis ! » sera ton nom ter­ri­ble, ô Créatrice !
En toi, mon­stre, tyran, tu vas étrein­dre tout !
D’un Man­i­feste Ardent, haute révélatrice :
« Je viens, Dame d’Orgueil, pour les rêves des fous ! »

 

Pri­mav­era
de Jaroslaw Iwaszkiewicz

 

Quelqu’un bro­da les troncs de frag­iles feuillages,
Les lori­ots pren­nent l’essor dans mon jardin.

Abor­deront des nefs aux décors smaragdins
Pour nous porter, au fil d’azur de longs sillages.

D’un bais­er, je veux tout mag­ique­ment sceller,
Ouvrir d’un doigt muet le cœur des primevères,

Te men­er dans les bois que le print­emps éclaire…
Et plus loin, bien plus loin… en l’Ultima Thulé.

 

Man­i­feste fou
de Kaz­imerz Wierzyński

 

À bas la poésie, esprit déclamatoire !
Vivent bourde, fadaise et plate insanité !
Le bon sens, ça suf­fit ! Aux trans­es de fous, gloire !
La vie est tout ! Et l’art na jamais existé !

C’est trop, d’asexués et lit­téraires styles,
Manières, ques­tions, âmes, ter­mes de choix !
Le Pégase actuel, c’est qua­tre crocodiles,
Dans leurs gueules cro­quant de ce monde les noix !

Ce jour, grand match de foot – le soleil sert de balle,
Dieu met des buts, tout comme un homme : merveilleux !
Ce jour, du ciel, un bond frôlant la mort brutale,
Accouche­ment césarien, saut périlleux !

Pousse plus loin, Colomb ! et décou­vre l’Europe !
Un autre pôle existe entre les deux premiers !
Le monde en un hangar géant se développe
Et tout s’en va la tête en bas, en haut les pieds !

Avec d’horribles cris meurt la littérature
Et le pop­u­lo rit, rit à s’en étrangler,
Danse un piètre tan­go sur les architectures,
« Maman, les p’tits bateaux… » vers les bardes beuglé !

Une queue iden­tique orne toutes les pies,
« Sau­tons ! » crie un mar­mot qui n’a point fait deux pas,
Dans les con­duites d’eau coulent miel, ambroisie !
Les porcs gourmets boudent les per­les aux repas !

Les men­aces en l’air au dia­ble enfin l’on voue,
La ville tout entière entend l’herbe pousser,
Avec des grains la poule aveu­gle aux échecs joue
Et le Mex­ique à Budapest s’est déplacé !

Cheveux, sour­cils et cils aux mains font un pelage,
Les saints de la Turquie en frac marchent toujours,
Sont les absur­dités incroy­able­ment sages,
Les nou­veau-nés en cha­peau-claque voient le jour !

Racaille, qu’on s’unisse ! En rangs, qu’on se rassemble !
Sous le soleil ta som­bre étoile brille haut !
Bats, abats ! Les pre­miers que l’on ren­con­tre, ensemble !
Croc­o­diles, à mort ! Vient Pégase ! Au galop !

 

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