La poésie est l’intendante de la terre

Alek­sander Wat

 

Le poète polon­ais Alek­sander Wat est de ces hommes qui ont vécu leur ado­les­cence dans l’après guerre, celle de 14–18, puis leur devenir de jeune adulte à l’approche de l’invasion de la Pologne par les troupes nazies. Cela mar­que en pro­fondeur un être. Une des par­tic­u­lar­ités de l’être polon­ais est de con­naître la guerre, et les rav­ages inces­sants infligés à la terre comme aux hommes. Comme d’autres poètes de cet entre-deux guer­res de son ado­les­cence, Wat s’engage dans les formes d’avant-garde, une péri­ode poé­tique et plus générale­ment artis­tique con­sid­érée en Pologne comme une sorte de « renais­sance », de courte durée mal­heureuse­ment, les amis pro­gres­sistes de Staline cam­pant non loin de là. Il est des ter­res européennes qui savent la souf­france. Et c’est cela qui forme le fond des poèmes de cet ensem­ble d’Aleksander Wat, Les qua­tre murs de ma souf­france. La souf­france dans les êtres de Pologne est la souf­france de la Pologne, et récipro­que­ment, comme elle est aus­si la souf­france infligée par des polon­ais, à des conci­toyens comme à d’autres hommes, juifs, et juifs polonais.

 

Entre les qua­tre murs de ma souffrance
n’est ni fenêtre ni porte.
J’entends seule­ment un garde
aller et venir der­rière le mur.
 

Ses pas sourds et vides
mesurent l’aveugle durée.
Est-ce encore la nuit, déjà l’aurore ?
Tout est noir entre mes qua­tre murs.
 

Pourquoi ce va-et-vient ?
Com­ment m’atteindrait-il de sa faux,
si la cel­lule de ma souffrance
n’a ni fenêtre ni porte ?
 

Quelque part les années s’enfuient
du buis­son ardent de la vie.
Ici le garde va et vient
–       Spec­tre au vis­age aveugle.

Févri­er 1956

L’homme Wat a souf­fert dans sa chair d’être polon­ais, et d’être juif polon­ais. De retour dans son pays, après la 2e Guerre Mon­di­ale, en 1946, Wat décou­vre que toute sa famille, ou presque, a été exter­minée. C’est alors qu’il écrit un poème à Paul Elu­ard, ce poème que nous repro­duisons ci après. On ne peut que con­seiller de lire les poèmes de ce poète polon­ais majeur.

Tra­duc­tion de l’anglais : Sophie d’Alençon

 

à Paul Eluard,

 

Les feuilles tour­bil­lon­nent, les feuilles tournoient,
Arrachés aux arbres d’Auschwitz.
feuilles d’une tem­pête de neige gris doré
feuilles arrachées feuilles déchirées
feuilles tranchées fouettées
gazées incinérées
feuilles age­nouil­lées feuilles qui hurlent
et qui élèvent au ciel leur lamentation !
 

Ter­ri­bles, elles me frap­pent les yeux
elles m’effleurent et tournent
et tour­nent et m’aveuglent les feuilles, les feuilles
jusqu’à ma chute
empêtré de feuilles
dans un cré­pus­cule de feuilles !
 

Oh ferme les yeux, Coré ensommeillée
qui repos­es sur ta couche,
écorchée, exsangue.
Luth de mes soupirs, tais-toi, tais-toi !
Oh ferme les yeux, dormeuse
des feuilles d’Auschwitz.
 

Avril 1946

 

 

 

 

 

 

 

 

image_pdfimage_print