Les Hauts de Hurle-Vents ou le cri du Poète

 

« Et s’il me plaît à moi de crier / Ce n’est pas pour trou­bler les rêves, c’est pour brûler les cauchemars ” ( Prosoésie)

    Le tra­vail d’exister dont l’écriture n’est qu’un instant, devient  chez Alain Duault  la pos­si­bil­ité de pro­longer cet instant aus­si bien dans  l’inconnu que dans la famil­iar­ité tant la récur­rence de ses thèmes et l’ampleur de sa voix for­ment de recueil en recueil la ligne invis­i­ble d’une parole qui s’acharne à être. Que ce soit dans la con­ti­nu­ité d’un trip­tyque, dans la dif­frac­tion d’un jardin entre mer et ciel, dans le vide et le ver­tige de l’accidente ou dans l’alchimie de sept prénoms foi­son­nants, la parole suit tou­jours, avec une effroy­able beauté, cette ligne invis­i­ble qui nous tra­verse, c’est le temps de nos vies, de nos orig­ines, de nos mémoires et de l’oubli, c’est aus­si l’espace des chimères du poète, de ses utopies et révoltes con­tre la douleur, la mort, c’est surtout Une parole qui tisse, coud les mots d’une œuvre à l’autre  ain­si que le fil du temps relie les frag­ments de vie, les ensem­bles per­dus, « les silences jetés au bout du monde », et enfin le corps où plus rien ne se retient, orches­trant un lyrisme qui se mul­ti­plie en appels à la perte, à l’amour et au désir ;  cette invi­ta­tion prend d’ailleurs forme dans la mer­veille d’un chant qui se fonde sur l’enthousiasme et par quoi la poésie peut devenir un monde à la démesure du poète, un monde de mots accu­mulés par des mes­sages de détresse et d’espoir, de pos­ses­sion et de dis­pari­tion, à l’instar de cette mer que Duault chérit tant, dans cette dialec­tique, de ten­sion de flux et de reflux, de ressacs des êtres et des choses dis­parus, un monde de pas­sion et de poèmes dans toute sa beauté. En effet, Duault se saigne aux qua­tre veines pour trou­ver un prénom aux sept vents qui por­tent et empor­tent, et font renaître son univers poé­tique à la force d’un respire sans pause, d’un souf­fle épique, sen­suel et meur­tri, inspiré et lucide, dans une ver­ti­cal­ité que rien ne vient ébranler :

 

«  …Jetez-vous à l’aube dansez riez au chevet / Des tem­pêtes aimez jusqu’à ce que la nuit en silence recule » (p43) ou  « cet embrase­ment de soi qui élève plus haut » (p109)

 

  De cette façon, Les Sept prénoms du vent nous offre la chance de descen­dre au plus pro­fond d’une voix, dans le fleuve de la voix, dans ce qui lit­térale­ment nous débor­de, dans une poésie où prend aus­si corps une pen­sée-sen­sa­tion. J’évoquais déjà en ren­dant compte du Jardin des adieux, dans une précé­dente note, un poème sym­phonique, vibrant et sen­si­ble. Ici la par­ti­tion sem­ble jouer sur un nom­bre de notes encore plus hautes, plus pro­fondes, plus col­orées, plus spir­ituelles ; le sept étant le nom­bre de l’achève­ment cyclique et de son renou­velle­ment, les Sept Vents, chercheurs de vérités, dis­ent à la fois le nom infi­ni de l’homme et les secrets de l’u­nivers qui s’y attachent. L’œu­vre débute sur les hymnes et ouvre immé­di­ate­ment  sur une mer et son roule­ment des vagues, « jusqu’à l’aveugle folie des abîmes » ; le poète cap­ture plusieurs par­celles de l’océan, en fait un tout, un corps et un esprit entiers. Les hymnes du vent représen­tent les flots, le ciel et ses nuages, puis les nuages par les vagues éclatées envahissent le bord d’une falaise, s’enracinent dans la chair et le sel de lignes de vie, dans l’ivresse enlu­minée et cha­toy­ante des villes  et dans celle plus souter­raine et trag­ique des plaies qui lais­sent des traces, pour amorcer à pas de géants le sol ter­reux là où s’étoilent et s’étiolent les vis­ages admirés, puis gliss­er vers d’autres teintes en dessi­nant le por­trait des saisons du temps et  du monde « par où vient l’Ange qui remonte le drap »  jusqu’à la « grâce et l’éternelle ténèbre » de la mort. De ces sept espaces enchainés, rassem­blés par les vents, se crée donc une ligne d’hori­zon aus­si per­cep­ti­ble qu’un dégradé de couleurs, traduisant un jeu de  sen­sa­tions à l’infini. La mer et le ciel, la mort et le sexe for­ment alors le « corps majus­cule » de l’Œuvre, une matière mou­vante au cœur de laque­lle se mêle aux rochers très raides et solides de la mort, le goût salé et  ruis­se­lant  de la vie. En fait d’hymne, c’est la langue qui tonne de nou­veau tant la voix poignante du poète, au fil des ans et des ouvrages, s’im­pose dans un lyrisme d’une belle grav­ité, le cours du lan­gage se resser­rant et finis­sant par riv­er le poème à l’essen­tiel sans jamais l’enfermer en quoi que ce soit. Ain­si, ce qui se nomme prénom du vent donne à enten­dre une parole pleine, désig­nant des élé­ments fam­i­liers depuis longtemps scrutés avec un soin patient, ren­voy­ant à une orches­tra­tion mélodieuse de toute chose, à une oral­i­sa­tion de la pen­sée, à  cette « mys­térieuse odeur nos­tal­gique de l’océan à marée basse » ; les vers con­juguent, en un même élan, réal­ités et impres­sions dont est com­posée toute exis­tence. Et si la matière océane con­tin­ue de guider la Geste sin­gulière de Duault, il préex­iste désor­mais sept noms parachevés, sept prénoms qui s’é­ten­dent jusqu’à la volon­té de capter le grand large à même son authen­tic­ité, sept prénoms qui met­tent en exer­gue la « voix » du Vent, la mod­u­lent de façon sai­sis­sante jusqu’à la trans­former en véri­ta­ble par­ti­tion musi­cale. En con­séquence, par un effet de boucle ryth­mée, le texte revient tou­jours vers une clarté orig­inelle, à ce cœur pal­pi­tant, vivant jusqu’à l’explosion de lumières, la mort n’ayant plus qu’à se gris­er, à la dérobée, des émo­tions lais­sées par l’amour, l’amer et la dis­grâce de l’homme :

 

 « Un mirage c’est cela du ciel pur du ciel lavé / Ses décli­naisons de couleurs de teintes plutôt l’infini mur­mure / D’un gris unique et indéfiniss­able gris trans­par­ent / Flu­ide où filent toutes les con­ju­gaisons du bleu » (p53)

 

   C’est bien pourquoi le poète soulagé d’avoir pu rac­corder les voix de ses sept vents, peut sor­tir de l’enfer des illu­sions par l’incessant mou­ve­ment d’un chant à un autre, d’un corps à un autre, d’une ryth­mique à une autre. De sur­croit, Duault  jus­ti­fie la très forte empreinte char­nelle, éro­tique, de son texte, entre visions d’apocalypse et  renais­sances frag­men­taires, sa langue s’éprouve en red­ites et  vari­antes, en élé­gies heurtées, en blessures forte­ment éro­tiques, en trou­vailles, en sub­ver­sions et illu­mi­na­tions, en ce tem­po entê­tant qui fait jail­lir alliances et excrois­sances folles des sens :

 

  « Aimez par-dessus tout aimez jusqu’à l’affolement des pôles / Quand toutes les routes sont per­dues les nuits l’éblouissante / Clarté des abimes aimez jusqu’au ver­so des étoiles jusqu’au / Sang qui fait les poches de l’aurore jusqu’à la folie…/(P43)

 

   En sept temps amples et pré­cis, le bateau ivre de Duault  prend le large et crée des saisons nou­velles, se joue des con­tro­ver­s­es, se fait texte sacré sur l’air d’une can­tate pro­fane et finit par met­tre en terre les leur­res du réel afin d’accéder encore à d’autres rivages ou d’autres cieux. L’or­eille du lecteur décou­vre dans ce temps par­al­lèle, que le hurlement con­fus d’un vent se décom­pose dans une réal­ité sub­tile, en une foule de bruits poé­tiques très dif­férents, une poly­phonie de cris, de roucoule­ments, d’incantations, de tim­bres, d’ac­cents, de mélodies et de gammes, bruits pour la plu­part desquels il n’ex­iste même pas de noms, seule­ment une Voix qui, grâce à une par­ti­tion pro­téi­forme et orig­i­nale, se prend sou­vent à rêver, à désir­er ou à mur­mur­er l’éternité :

 

« Chaque méta­mor­phose est une invi­ta­tion con­tre l’informe / On s’y enroule dans le vent qu’elle invente pour y croire / Et les fleurs l’accompagnent comme source au poignet / Chaque moment chez elle forme une éter­nité.» (P106)

 

   Lire Les Sept prénoms du vent, c’est, en ce sens,  suiv­re les chem­ine­ments d’une pen­sée, d’un souf­fle, d’une ani­ma, le chant d’une âme donc, un cri ou une musique autour du silence, une excur­sion lyrique intime et uni­verselle ; et si cer­tains prénoms restent sur le bout de notre langue – la com­préhen­sion soudaine nous échap­pant dans l’ar­dente lumière d’un lyrisme par­faite­ment maîtrisé – tou­jours un de ces prénoms saura nous con­vo­quer en traçant la carte d’un paysage intérieur, celui que cha­cun recon­nait porter en soi.

 

« Car il y a tes épaules tes vagues et tes tem­pêtes et / Ce qui l’inoubliable au-delà du jour le vis­age de / Mon amour » p 89

 

   D’ailleurs paysages, sen­sa­tions et tableaux se super­posent, s’entrelacent dans un enchevêtrement com­plexe de noms et de références célèbres, comme la con­séquence d’une lente éro­sion, le vent creuse son sil­lon jusqu’au fer­ment poé­tique de toutes vies. Les notes et couleurs s’imposent à l’instar du cri poé­tique qui jusqu’au bout fera enten­dre une boulever­sante sin­gu­lar­ité. En effet, la tes­si­ture de la voix de Duault  se fond dans une écri­t­ure où respire con­tin­uelle­ment le souf­fle hale­tant d’une vie con­fon­due avec le rythme libre et vac­il­lant du poème, comme  une « Grande houle de blé sur le sol alan­gui par les rayons dorés ». Tout se passe par des essais de métapho­ri­sa­tion, aban­don­nés et rem­placés par d’autres, et par un élar­gisse­ment de la per­cep­tion jusqu’à éclater mag­nifique­ment en un « bleu et or sur les épaules de l’horizon ». Désireux de ren­dre hom­mage à la beauté du sen­si­ble, mais aus­si d’ar­racher tous les masques absur­des de l’humanité, le poète va trac­er nom­bre de chemins sous le signe des vents, et ouvrir des pas­sages qui  per­me­t­tent d’entrer en soi-même afin d’affronter la vérité : « Reste à la fin quoi un porche de gaze une odeur de thé rien ». En somme, le pari est de dire aus­si l’in­forme, l’in­sai­siss­able, l’in­cor­porel et son mou­ve­ment, la vio­lente nature et la men­ace qu’elle fait naître lorsqu’elle reste inex­is­tante à tra­vers les images figées de nos peurs.

    Voilà pourquoi, le cri et la tour­mente appa­rais­sent comme néces­saires. Ne faut-il pas, pour ren­con­tr­er le vent de l’espérance, être allé au-delà des abîmes du dés­espoir ? Seule l’ar­rivée du Vent vio­lem­ment lyrique est sus­cep­ti­ble d’exploser les mots en océan puis de les éclater en émo­tions con­tre des rochers dont l’aplomb com­mence à se fis­sur­er. Duault ne peut alors que pressen­tir l’ab­solu et s’en émou­voir, ses sept vents impétueux guidés par sa VOIX de météore aident cha­cun à s’émer­veiller, à enton­ner un chant d’espoir en se ten­ant au plus près de lui-même et de ce qui est. 

 

 

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