Dans une clair­ière, à la tombée du jour, un homme caresse tout entier le corps d’une femme, il effleure ses orteils, ses talons, ses chevilles, ses mol­lets, puis sa main s’affermit sur les cuiss­es ; le corps ne bouge pas, ne frémit pas, aucune cel­lule ; il caresse son pubis, son ven­tre, les os des hanch­es, sail­lants, encer­cle déli­cate­ment ses seins, masse cha­cun de ses doigts, puis les lobes des oreilles, les oreilles tout entières, le front et les tem­pes ; les cheveux se mêlent aux brindilles de pin qui tapis­sent la clair­ière. Les four­mis, les cor­don­niers lui vien­nent en aide, bien­tôt les ser­pents. Il n’y a que le bruit du vent dans les arbres.

 

 

 

Le petit miroir rond est ten­du légère­ment au-dessus du front, on voit le dossier de la ban­quette, le tis­su brun strié, au pre­mier plan la paupière fer­mée, le pinceau qui applique avec lenteur une couleur pâle, claire, nacrée, peut-être du blanc ; l’œil ne bouge pas, le pinceau tente de défi­er les sec­ouss­es par sa lenteur, sa dex­térité ; la nacre imprègne le grain du petit rideau de chair, recou­vre les vein­ules, la racine des cils, les pre­miers sil­lons étoilés ; sur le vis­age ramassé le paysage inscrit dans la vitesse des poteaux élec­triques, élance­ments des branch­es, chem­inées, oiseaux, pan­neaux publicitaires.

 

 

 

Il était pris encore, par­fois, par l’illusion du pou­voir de trans­for­ma­tion des larmes, comme si celles-ci, pour­tant vécues dans une entière soli­tude, étaient perçues par quelqu’un, quelque chose, qui pour­rait en pren­dre acte, par magie mod­i­fierait le cours des choses. Quand la van­ité des larmes est apparue, limpi­de, c’est la lenteur qui est venue, dans le chant du coq, le bruit du fer sur le chantier naval, la ronde des étourneaux, dans les mou­ve­ments de la mâchoire, à chaque bouchée, dans la dis­tance entre les mots.

 

 

 

Ce réflexe impérieux, orgueil de l’ébranlé, de trou­ver une expli­ca­tion, aus­si triv­iale, aus­si fac­tice fût-elle, à ce que la vie ne lui donne pas, il le tend à la femme qu’il croise dans l’escalier le matin, le donne au chien qui jappe en sai­sis­sant ses pas, au paysage immo­bile, sans un souf­fle de vent. Dans la vie qui est la sienne, le ray­on d’ambre sur la façade ne suf­fit pas, ni la caresse d’une let­tre, ni la lev­ée du sang ; il doit croire à l’indépendance du rêve, et par­ler en son nom.

 

 

 

Une odeur d’hôpital qui sort du corps, envahit la cham­bre, jusqu’à la literie au par­fum print­anier, dernière promesse des mag­a­zines, elle imprègne les cel­lules des larges rideaux, jusqu’au linge repassé, rangé méticuleusement.

La crainte de ce qui peut sor­tir du corps, encore, d’ancien, de nou­veau, morceaux de vie dessi­nant des courbes expres­sion­nistes, qui filent vers d’autres espaces, ne lais­sent aucune trace ; frag­ments de corps insoupçon­nés, façon­nés à notre insu, dans un monde organique.

 

 

 

Elle prend le gros canari, jouf­flu, d’un jaune d’œuf, dans ses mains. Il se dresse dans les paumes et sec­oue ses plumes avec douceur, pour­rait vol­er, ne vole pas, pour­rait chanter, ne chante pas ; il lui demande, la prie même, longue­ment, de le garder, de le pro­téger. Sa lamen­ta­tion si puis­sante s’élève tout en haut de la mai­son, jusque dans les combles, s’échappe par les lucarnes, la chem­inée, rejoint celle de tous ceux qui, forts et libres, aux ailes vastes et vigoureuses, ont une plainte secrète.

 

 

 

L’objectif fixe tout d’abord la nuque, puis descend vers les omo­plates, plus bas les hanch­es, et remonte jusqu’aux côtes. Ce sont les os qu’il recherche, os ili­aques, vertèbres, clav­icules, les côtes sail­lantes. La peau doit être fine, trans­par­ente, à la mesure de l’ossature qu’elle recou­vre. Il veut don­ner à voir les tis­sus com­pacts, spongieux, les espaces entre les vertèbres. Il cherche à saisir la beauté trou­ble de cette minceur, rap­pel dis­cret d’horreurs anci­ennes, lanci­nantes, trop sou­vent renou­velées. Le corps immo­bile donne sa vital­ité et sa tristesse à chaque déto­na­tion. Il donne sa douceur et son manque.

 

 

 

Elle lui dis­ait, quand je serai réparée, nous irons danser sur le toit de la grange, tu me pren­dras les mains et nous tournerons, nous fer­ons des cer­cles à l’infini, ma robe vol­era, mes fils se défer­ont, et je serai comme la petite fille à la robe rouge qui sourit, douce­ment, libre ; si l’un des trous éclate, si mon corps s’écoule, nous recueillerons sa semence, nous la sèmerons au pied du chêne, elle fécon­dera la terre sèche, et les fau­cons vien­dront peut-être la boire.

 

 

 

L’homme descend la ruelle pavée, ses vête­ments sont usés, vis­age ridé cheveux lumineux ; du linge pend des bal­cons, à hau­teur d’œil, tan­dis que du haut de la rue la lumière frappe jaune d’un matin léger ; il s’aide d’une canne mais son pas est sûr, tran­quille ; à sa taille, plus bas, on voit soudain que de l’autre main il tient celle d’un enfant ; le pas de l’enfant oscille, bal­ance, minus­cule sil­hou­ette assurée mais vaguante, qui dans sa danse sem­ble chaque deux pas descen­dre une marche invisible.

 

 

 

Les étourneaux par cen­taines dessi­nent des lam­beaux rapi­des dans le ciel, archi­tec­ture des oiseaux qui fondent dans le feuil­lage jau­nis­sant du pla­tane, crépi­tent, en un instant se taisent. D’en bas on peut percevoir les tach­es blanch­es piquées sur le plumage pét­role, mais on ne peut savoir quelle sera, demain, un autre jour, la des­ti­na­tion de leur haut vol en migration.

 

 

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